Sorti fin 2019 chez Barzakh en édition bilingue, Enjamber la flaque où se reflète l'enfer de Souad Labbize est un récit nu et bouleversant sur le viol et la perpétuation de l'affront par le silence et le déni. Comment expectorer le poison du viol, quarante ans plus tard ? Comment rompre l'omerta dans l'espoir d'enfin se libérer de cette «honte» première collée au corps et à l'esprit de la victime elle-même ? L'écriture, évidemment ! Souad Labbize, avec un courage inouï, a décidé de revenir sur une enfance assassinée, d'abord par un premier viol dont le récit, interrompu par les cris et les blâmes de la mère, ne sera pas suivi par d'autres alors que les agressions, elles, ne cesseront pas. Enjamber la flaque où se reflète l'enfer pourrait passer pour une confession intime, une thérapie littéraire censée alléger le fardeau de quarante ans de silence, mais il est beaucoup plus que cela. Par sa dissection minutieuse des émotions mais aussi des mécanismes implacables qui installent et consolident le déni, il est le portrait de toute une société. Cette dernière, à travers les comportements quasi identiques (que nous savons aujourd'hui grâce aux témoignages) des parents et proches des enfants victimes de viol, construit méthodiquement le silence, l'impunité et surtout la récidive. La récidive chez l'agresseur, conforté dans ses pulsions, mais aussi la récidive du silence et de la honte chez la victime qui, souvent, intègre l'idée d'avoir provoqué son propre calvaire. Un inconnu dans la rue, un entraîneur de natation, un cousin, des voisins, un passager dans le bus, un épicier... Les profils sociaux sont effroyablement divers et la facilité avec laquelle ils passent à l'acte sur le corps désarmé d'une enfant renseigne moins sur la force de la prédation que sur l'absolu confort dans lequel ils commettent leur crime. Ainsi, la petite fille, après avoir subi une première fois les assauts d'un homme puis la colère terrifiante de sa mère, s'abstiendra de raconter les nombreux assauts qui suivront. «Mais rien de grave n'est arrivé depuis que ma mère a hurlé. A part quelques faits similaires (...) Un sexe d'homme brandi à ma hauteur, tout près de moi, dans la confusion habituelle du marché où les corps se frôlaient et se pressaient à certains passages étroits»... Ou encore : «Durant la sieste, le cousin de ma mère, Elyès, nous conduisait sa sœur Nora et moi vers la terrasse. Nous servions de poupées sexuelles au jeune homme. Des années plus tard, durant la longue période terroriste en Algérie, j'ai appris que l'armée avait explosé la maison de la tante de ma mère. Elyès s'y était réfugié avec d'autres membres des GIA.» Dans un style translucide et blessant, Souad Labbize n'a plus peur de dire le viol ; elle a les mots, les images et le rythme nécessaire pour replonger dans l'horreur, celle du crime lui-même mais aussi de la complicité érigée en système. S. H.