Discrètement, l'algérienne Souad Labbize a publié un roman dont le titre, J'aurais voulu être un escargot, n'a pas attiré l'attention de la presse. Pourtant, il mérite le détour. Son lecteur rentre dans une histoire qui s'inscrit dans la grande histoire, happé par une belle écriture soutenue et élégante, nuancée et imagée, précise et débridée, provoquant une adhésion et une empathie certaine avec la narratrice qui raconte son enfance et son adolescence. Le texte reste homogène dans sa structure, fidèle à un style qui s'impose comme une signature au fil des phrases et des pages, mettant à nu la vie de cette fille vivant dans un pays imaginaire nord-africain qu'est le Tounjaz Miracle, combinaison de Tounès et Jazaïr. Cette contrée se révèle une métaphore de l'Algérie des deux premières décennies après l'indépendance. La profondeur historique et symbolique s'inscrit dans le mythe de l'ancêtre rebelle, de la femme indépendante que fut Noubia. Elle veille sur Tounjaz Miracle grâce à sa souffrance transformée en force. C'est dans cette lignée héréditaire de femmes libres que la petite se raconte et raconte sa grand-mère, sa mère et les femmes qui l'entourent. Sans s'inscrire dans une écriture spécifiquement féministe, sans revendiquer une narration libératrice, sans livrer un conte révolutionnaire, Souad Labizze produit un récit d'une grande sensibilité et d'une authentique vérité. Les souvenirs, les émois et les expériences intimes construisent le roman. Cette fille dont on ne connaît pas le nom ouvre les yeux sur un monde d'adultes qui la fascine et l'intrigue, l'attire et la rebute. Elle veut le comprendre et elle le rejette, elle le vit et désire aller plus avant. Bridée par la société machiste, elle ne se laisse pas faire. Elle va à la découverte de son corps et du corps de l'autre, situation qui la terrifie et la fascine en même temps. Adolescente aux petites mains, comme elle aime à le rappeler, elle écoute sa société bouleversée par les frères musulmans venus d'Egypte et des «Afghans» imposant leurs lois d'un autre âge. La narratrice observe l'évolution négative de la rue des Boiteux. L'effroi envahit la vie des femmes qui cèdent à la peur en troquant leurs tenues vestimentaires contre des voiles intégristes. Observant les femmes de sa famille, sa mère, sa grand-mère Nenna, sa grande-tante Tama, Dadouna, et celles de passage dans la maison familiale de La Casbah, elle mesure le changement qui s'accélère après le tremblement de terre, présenté par de nouveaux imams comme une mise en garde de Dieu aux comportements impies des femmes de Tuonjaz : «Les femmes du pays sont fautives, elles portent sur leurs épaules la colère divine» ; «Femmes, voilez-vous, éloignez-vous de la tentation». Les mariages ressemblent désormais à des enterrements, mais la narratrice souligne que les femmes gardent le sens de la dérision et l'humour grivois prend place en dépit des interdits. Souad Labizze parle de la canicule et du soleil de plomb différemment d'Albert Camus. La chaleur pesante est décrite du côté du sujet Toujazien, du point de vue de l'Algérienne de La Casbah et cette perception colle aux personnages et aux expériences révélées, comme cette escapade au moment de la sieste, el-gueïla, qui tourne au tragique un après-midi d'été. La petite fille, entraînée par un anonyme vicieux dans un wagon, au pied de la vieille ville, en gardera le secret et le traumatisme. Elle a désobéi, elle ne devait pas sortir. Elle garde, au plus profond d'elle-même, le sentiment de sa faute. A la culpabilité s'ajoute le sentiment d'enfermement des femmes dont la seule sortie est le hammam hebdomadaire : «Mon pays est une prison où le quartier des femmes est délimité par de hauts murs et gardés par des pères et frères jaloux. La porte y est ouverte, mais si tu tentes l'aventure hors de ces murs… les hyènes et charognards se battront pour une parcelle de ta peau», relate la petite fille révoltée de devoir raser les murs dans la rue. Elle en vient à idéaliser l'ailleurs, l'outre-mer perçu à travers sa cousine qui vit en Belgique et vient tous les étés. Elle écrit par la pensée cette longue lettre à sa tante et amie Mira, partie pour vivre pleinement sa vie de femme, comme Noubia. Les petits incidents de la vie quotidienne sont narrés avec délice, particulièrement la relation entre la fille et sa grand-mère. Elle découvre que la sœur-amie de sa grand-mère avait un flacon d'une boisson prohibée. Le roman de Souad Labizze dévoile un autre sujet tabou, celui de l'attirance vers le même sexe, situation pour le moins terrible dans un milieu traditionaliste, car cela «n'existe pas». L'angoisse de la fille s'amenuise le jour où elle découvre un article de magazine qui met un mot sur ses sentiments. Le roman ne cultive pas le pathos, mais raconte les événements de la vie avec beaucoup d'humour comme la circoncision de son frère. Témoin de sa douleur, ce jour, avant de dormir, elle serre ses cuisses, soulagée d'être quand même une fille. Souad Labizze signe là un premier roman courageux où se mêlent mythe et vie quotidienne, Histoire et récit, humour et tragédie, angoisse et espoir, révolte d'une société qui avait tout pour aller vers la modernité et semble s'enfoncer dans un autre âge. Cette petite Algérienne de fin de XXe siècle a vu venir la décennie noire. Cette œuvre de Souad Labizze va compter dans la littérature algérienne, j'en suis persuadé. Souad Labbize, «J'aurais voulu être un escargot» Ed. Atlantica (Biarritz, France), 2011.