Le roman La parfumeuse de Mohamed Benchicou sort aujourd'hui � Alger (Editions Koukou) et son auteur ne cache pas qu'il a voulu ainsi c�l�brer � sa mani�re le 50e anniversaire de l'ind�pendance alg�rienne dont il veut rappeler qu'elle fut, avant tout, le fruit d'un �lan internationaliste puissant et g�n�reux, avant que le mouvement national ne sombre dans une vision �troite et exclusiviste, sous l'effet de diff�rentes fractions opportunistes, �trang�res ou alg�riennes et qui ont perverti le r�ve initial, celui qui germa un soir de 1923 dans une chambre mansard�e du quartier de p�re Lachaise, � Paris. L� o� tout a commenc�. L'histoire d'amour entre un gar�on de Tlemcen et une jeune fille de Lorraine qui r�vait de devenir une autre Coco Chanel mais qui restera, dit Mohamed Benchicou, pour nous Alg�riens, la femme sans laquelle rien n�aurait �t� possible, ni l'Etoile nord-africaine, ni le PPA, ni tout ce qui est venu apr�s. Bref, une histoire que ne raconteront pas les historiens parce qu'elle �chappe � la raison, aux rigueurs de l'esprit et aux chronologies froides. Emma, la compagne de Messali Hadj, entre dans le roman en fin de vie, victime d�un accident cardio-vasculaire, clou�e sur sa chaise, dans un jardin � l�abandon, parlant � son chat, un chat de goutti�re recueilli, seule, avec sa fid�le mul�tresse, dans la solitude de sa maison d�sert�e de Bouzar�ah, � Alger. Le roman se veut un voyage � la fois �mouvant et instructif dans le parcours atypique de cette Lorraine qui sait ce que veut dire �aller au charbon�. Il est construit, rythm� sur les trois derniers jours d�Emma de l�hiver 1953 qui cadrent les chapitres eux-m�mes compos�s de courtes parties dans lesquelles le pr�sent, le pass�, l�espoir et le d�sespoir, la lutte et les trahisons, la vie et la mort, c�ur palpitant du r�cit. Plus qu�une biographie romanc�e qui, souvent, se plie � la chronologie historique, le r�cit, par la voix d�Emma, bouleverse le temps entre une succession de courts flash-back m�lant l�histoire intime de ce couple qu�on e�t cru �trange, surprenant m�me, et l�histoire moderne et palpitante d�un pays, l�Alg�rie qui na�t, dans cette union, dans une mansarde d�un quartier pauvre de Paris, P�re Lachaise. 1953 : dimanche 20 septembre, mardi 22 septembre et mercredi 23 septembre. Ces trois jours, les derniers d�une vie enti�rement vou�e � la cause de l�ind�pendance de l�Alg�rie, dans ses balbutiements, ses t�tonnements, ses errements au sein de l�Etoile nord-africaine avant de se lib�rer, prendre son envol, s�affirmer, dans une Europe ravag�e par le fascisme, non seulement fonci�rement antifasciste et anticoloniale, mais surtout revendicative de la lib�ration de l�Alg�rie du joug colonial. Le geste paysan de Messali jetant une poign�e de terre au dessus de l�assistance, � Alger, d�but des ann�es 1930, rendu dans sa pleine symbolique par une br�ve parole proph�tique. �Cette terre n�est pas � vendre�, a �t� si puissant par sa symbolique qu�il a frapp� les esprits et trouv� sa puissance de frappe dans le texte fondateur du Manifeste du parti du peuple alg�rien auquel le pharmacien de S�tif, Ferhat Abbas a souscrit, reconnaissant aupr�s de Messali Hadj ses erreurs quand bien m�me elles seraient justifi�es par Le Contrat social de Rousseau par l�esprit duquel se d�fend le futur pr�sident du GPRA, trahi lui aussi aux premi�res heures de l�ind�pendance. Mais cette Etoile, ce �geste fort�, ce Manifeste, vid�s de leur substantifique moelle, d�shumanis�s en quelque sorte par l�histoire, morts pour ainsi dire dans les archives, retrouvent dans ce roman leur �paisseur humaine car ils (re)naissent de leurs cendres, dans la passion primesauti�re de deux exlus de leurs pays respectifs, qui eurent �t� broy�s par la survie alimentaire, exploit�s comme des for�ats, anonymes. Si Emma, une Lorraine �lev�e dans la suie du charbon paternel, parmi les mineurs maghr�bins, si Hadji exil�, d�barqu� � Paris, de Tlemcen, dans un accoutrement clownesque, l�air gauche, couvant une enfance maladive et tardive, dans cet appartement d�une ancienne amie de la famille du nouvel �migr� sans pays, ne s��taient renifl�s, Emma plus que Hadji, � l�ancienne, sans effusion de sentiments, de d�clarations d�amour, mais plut�t dans un jeu d�aimantation secret, irr�sistible, de leurs territoires respectifs qui ne font qu�un, fait d�exploitation, de mis�re, d�exclusion, mais aussi d�une prise de conscience aigu� de cette condition infra humaine qui n�est point une fatalit�. Mais ils ne sont pas venus � l�histoire dans un duo � armes �gales, comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Aragon et Elsa, Bachir et Lucette Hadj-Ali (mais qui sait en l�absence de leur v�rit� enfouie dans leur vie secr�te respective ?) Si le roman historique humanise, histoire des trajectoires de leaders, d�ic�nes, de chefs charismatiques, il les r�v�le, aussi, � rebours de leur mythe. Mohamed Benchicou, fort de l�exp�rience de la d�mystification fictionnelle de l�histoire fig�e et du h�ros statufi� � l��uvre dans Le Mensonge de Dieu, a su trouver l��quilibre entre l�intime et �l�extime� du couple. D�abord, en arrachant � l�oubli, � la froideur de l�histoire, Emma, la compagne de Messali Hadj exclue de la biographie du �p�re fondateur du nationalisme alg�rien�, seulement lui, sur les devants de la sc�ne d�une historiographie misogyne. C�est, donc, par elle, par sa voix, alors tutoyant la mort en ses trois derniers jours de sa vie, que le lecteur, la d�couvrant pour la premi�re fois sans doute, d�couvre �galement un autre Massali Hadj, celui qu�elle a toujours appel�, par affection et amour, �Hadji� hors des id�es re�ues et des images fabriqu�es a post�riori. Entre Emma et son �Hadji� les r�les sont pour ainsi dire �invers�s�. Emma, forte, protectrice, frondeuse, ne s�avouant jamais vaincue au plus fort du d�sespoir et un Hadji orphelin, h�sitant, doutant de soi, rest� prisonnier de son enfance. C�est � travers Emma, moins la stature de l�homme politique, le meneur de foule, voire l�id�ologue de l�arabo-islamisme de son temps, que l�on rencontre au fil des pages, des �vocations d�Emma clou�e sur sa chaise, confidente de son chat mort un jour avant elle, qu�un Hadji, fragile, encore enfant aux pieds nus, sevr� de tendresse, qui raffole de chocolat, mais de cette fragilit� m�me, ses carences affectives, sa condition d�enfant attard�, Emma en fera une personnalit� singuli�re � force de t�nacit�, de pers�v�rance et de d�vouement � toute �preuve. Pas seulement par amour pour lui, mais aussi, pour un id�al, un combat qu�elle portait en elle et qu�elle a trouv�, comprim�, en Hadji et qui ne demandait qu�� �tre lib�r� en m�me temps que leur enfance jumel�e, manqu�e, les habillant d�innocence et de luttes acharn�es pour l�ind�pendance d�un pays, l�Alg�rie, pour lequel ils ont scell� leur union. Hadji, pour Emma, n�est pas l�Alg�rie, mais une possibilit� d�Alg�rie ind�pendante, lib�r�e de la colonisation, qui n�a pas de r�pit, � la diff�rence d�une France dans laquelle elle ne cherche pas ce qu�il y a de meilleur en elle, y compris par ses a�eux communards, pour condamner cette autre France des massacres coloniaux. Car, bien qu�elle n�ait pas fait d��tudes, elle a d�velopp� au contact des r�alit�s sordides v�cues par son p�re Lucien, fran�ais victime de la France, un sens inn� de la justice hors de la race, des religions, des langues. Son parti pris pour l�ind�pendance de l�Alg�rie n�est donc pas venu de sa rencontre avec Hadji. Elle l�a affermi. Dans la bri�vet� tragique de ces trois derniers jours de sa vie, alors que son Hadji est condamn� � r�sidence � Niort, dans cette France qui les a vus s�aimer, lutter, veiller corps � corps dans cette mansarde pour �crire tel discours, pr�parer telle rencontre, trouver la formule qui fera mouche lors de la rencontre de Hadji avec Abdelkader Hadj Ali de l�Internationale socialiste, communiste alg�rien, l�intimidant par sa culture politique, son savoir encyclop�dique, ou encore avec le syrien Chakib Arslane, l�id�ologue de l�islam des pauvres, ou pour pr�parer ce fameux �geste d�Alger� parti de cette mansarde. Quand Emma se retourne vers le pass�, dans ce jardin d�fra�chi, redevenu friche, comme son combat, tous ces illustres noms sortent de ses souvenirs, dans leur r�alit� humaine, leur contradiction, leur faiblesse, leur traitrise, bref, leur v�rit�. La voil�, donc, esseul�e, jet�e dans le rebus de l�histoire apr�s avoir fait de son enfant, Hadji, tra�n� de prison en bagne, d�port� dans un camp du sud alg�rien, puis dans une prison dor� de Niort, apr�s avoir cru un moment, lib�r� par les forces alli�es, � la chute d�Hitler, � cette possibilit� d�Alg�rie lib�r�e de la colonisation, ouverte, d�mocratique, tol�rante. Mais ce n�est pas seulement cette France libre qui se retourne contre lui, son parti �clat�, ses militants dispers�s, mais aussi les Alg�riens qui l�ont adul� et qui d�couvrent que celui qui se bat pour l�ind�pendance de l�Alg�rie vit avec une �roumia� et permet � sa fille, Jenny, lui, qui pr�tendait d�fendre l�islam, de porter des jeans moulants en se pavanant � Alger. Victime de l�intol�rance des �siens� et de la r�pression de l�autre, Hadji, par la voix d�Emma, a r�sist� aux bagnes mais pas � la trahison des siens. Sur ses pas, gr�ce � ses �pieds� dont Emma disait �c�est mon affaire� en les lib�rant de cette paire de �ces chaussures marron � tige haute qui lui donnaient l�allure d�un fantassin �, ridicules gr�ce aussi � son corps frictionn� aux parfums de sa compagne, entre deux discours au sein du �petit peuple� devenu grand, qui a relev� la t�te, a d�ploy� le drapeau alg�rien d�Emma, cousu dans ce r�duit de p�re Lachaise au moment o� le couple, dans le sens inverse des g�ographies de l�histoire, ne se reverra plus jamais. Emma, morte, � Bouzar�ah, loin de sa Lorraine natale et Hadji, en �libert� surveill�e� � Niort, en France, si loin de Tlemcen, de l�Alg�rie qu�ils ont fait na�tre, tous les deux, � la conscience d�elle-m�me. Un roman attachant, vrai, dans lequel Messali Hadj n�est pas qu�un personnage historique. Il revit dans un territoire f�minin, celui d�Emma et dans un autre territoire tout aussi f�minin : l�ind�pendance de l�Alg�rie. Il revient, 50 ans apr�s l�ind�pendance du 5 juillet 1962 qu�il r�clamait 40 ans plus t�t, embo�tant le pas � l�anc�tre Bela�d dans Le Mensonge de Dieu, dont il semble partager la sentence : se battre pour la patrie, garantit-il la libert� ? Sur le plan purement esth�tique, l��volution des �vocations d�Emma va d�une �paisseur �motionnelle remarquable de densit� � une sorte de chroniques �pistolaires dans lesquelles l�histoire reprend ses droits.