Par Abdellali Merdaci Avec Le Mensonge de Dieu (Paris-Alger, Michalon-Koukou-Inas, 2011), Mohamed Benchicou propose une perspective inaccoutum�e de la repr�sentation de l�histoire dans le roman.Le r�cit se d�roule sur une vaste p�riode qui commence en 1870 et s�ach�ve en 2007. Cent trente-sept ann�es dans le tumulte des guerres, de leurs feux, de leurs deuils. Ne rel�vera-t-on pas la t�m�rit� de l�entreprise et la jubilatoire prouesse de l�auteur d�entrevoir dans une �uvre � aux ressorts inattendus � un univers �minemment litt�raire ? Disons-le d�embl�e, Le Mensonge de Dieu est un vrai roman, et mieux encore, un vrai roman historique qui se joue de notre Histoire, de nos histoires. Est-il possible d�en r�sumer d�une formule l�intention toute enti�re dans cette attente de Yousef Imeslay�ne, au Nadir de toutes les esp�rances perdues : �J�avais compris que les r�ves de l�indig�ne alg�rien �taient � l�int�rieur de cette belle utopie du si�cle, r�ve inavouable de mon grand-p�re B�la�d, le jour, enfin o� les hommes ne seraient que des hommes�� (p. 580, la pagination renvoie � l'�dition fran�aise). Cette recherche, de la colonisation fran�aise � l�ind�pendance, de la posture � id�alis�e � de l�homme libre, s�impose dans les mots hallucin�s des personnages comme le proc�s-verbal d�un angoissant d�sinvestissement identitaire. Entend-on dans ce long r�cit cette interrogation h�riss�e qui pousse cycliquement les hommes dans les charmilles et dans les tranch�es des guerres ? Dans le demi-si�cle d�une ind�pendance nationale mortifi�e, resurgit ce lancinant �qui suis-je ?� que l�on croyait appartenir � des �poques de gl�be et de soumission abolies. Le Mensonge de Dieu ne voudrait-il qu�ensemencer le destin des hommes collet�s aux sortil�ges et aux m�comptes d��tranges promesses d�avenirs sangl�s ? Le romancier y recueille le chant d�compos� d�un monde immobile, g�lifi�. Le roman en cinq questions Voici de rapides notations sur le travail du romancier � travers cinq indicateurs de lecture qui en d�limitent la pertinence. Cet inventaire s�lectif n�a pas la pr�tention d�envisager � si ce n�est par sondage � les diff�rentes tournures que prend un volumineux roman d�une grande densit�. 1- Le titre. Le Mensonge de Dieu inqui�te. Cet oxymore � association contradictoire de deux termes � assombrit plus qu�il n��claire le chemin du lecteur. Si le titre � ici d�une syntaxe conventionnelle � a une valeur programmatique (Hoeck, Duchet), enveloppant le projet du texte, il est r�it�r� comme une r�gle pr�dictive dans le corps m�me du texte : �Seul le mensonge de dieu peut nous consoler de l�injustice des hommes.� (p. 407). Obscure, la juxtaposition de �mensonge [de Dieu]� et �injustice� n�est pas davantage que le titre lisible et rassurante. Entra�ne-t-elle une s�miosis de la dysphorie qui sature le texte ? Sauf � consid�rer dans une d�marche ph�nom�nologique le �mensonge de Dieu� comme la transformation engag�e par l��crivain et le lecteur d�une �criture-lecture du texte, qui l�assigne � sa propre r�alit� d�objet en construction- d�construction, dont la finalit� est de lever l�injustice dans un processus compensatoire sugg�r�. �crire-lire le mensonge (et, par extension, Le Mensonge de Dieu), pour �clairer les injustices. Mais l�exp�rience du �Mensonge� � postul�e dans le titre � est identiquement celle de l�auteur, et de son porte-parole Yousef, son �second moi� (Tillotson), l�un et l�autre saisis dans une r�alit� d�grad�e, cumul�e et cumulable. Cependant l�occurrence �Dieu� n�est-elle pas r�p�t�e des dizaines de fois dans le texte pour ne pas constituer dans sa surcharge lexicale � consciente ou inconsciente � une balise pour l�interpr�tation ? Le narrateur fait dire � un de ses personnages : �Un myst�re comme celui qui lie Dieu � l�humanit�.� (p. 316). Le r�cit baigne dans les religions r�v�l�es de Dieu : juive, chr�tienne et musulmane ; il montre ce qu�elles p�sent dans la destin�e des peuples. Il s�agit alors dans le titre moins d�un blasph�me que d�all�gations de faire mentir Dieu ou de mentir sur Dieu, inh�rentes � l�homme. Pourquoi � comme y invite le titre � ne pas lire dans les malheurs de l�humanit� la part t�n�breuse de ses croyances ? 2- La structure du r�cit. Le Mensonge de Dieu inscrit � paradoxalement en six parties in�gales � une coh�rence dans le mouvement contrast� de trois g�n�rations d�indig�nes qui correspond aux encha�nements de l�Histoire contemporaine de l�Alg�rie. D�abord, B�la�d Imeslay�ne, le fondateur, quittant les ch�naies de Tizi-N�Djema�, en Kabyle, �un village conquis par les morts et abjur� par les vivants.� (p. 14) ; ensuite Gabril, l�enfant que lui donne, � Mellila, l�Espagnole Manuela, dans une paix fugitive, d�rob�e � la guerre ; enfin Yousef, fils de Gabril et de Magdalena, � qui reviendra de porter l�imp�rieuse parole de la tribu d�membr�e, qui s�interroge (�aurais-je la force de tout �crire ?�) et annonce d�s l�incipit du roman son programme narratif et la logique des voix multiples qui s�y agr�gent. L�architecture du r�cit d�ploie une sc�ne d��nonciation duelle : d�une part, celle du �Cahier blanc� (p. 9) qu�offre Yousef, �le mendiant du cimeti�re�, � sa petite-fille Kheira ; de l�autre, sa lecture comment�e � dans un temps et un espace immobiles � par ses descendants dans un autre r�cit (�Sur la route de Gao�). Le proc�d� litt�raire de r�cits en miroir qu�adopte Benchicou � distinct de la mise en abymes � filigrane une r�flexion sur la litt�rature, sa lecture et sa transmission. Peut-on toutefois observer que les trois derni�res parties du r�cit (Amira, Aldjia, Zouheir et Zoubida) auraient pu se fondre dans la troisi�me (Yousef), la plus fournie ? Pour une raison simple : leur agencement est trop factice pour permettre une dynamique s�rielle. Il n�y a plus de personnage typique pour symboliser une histoire des Imeslay�ne irr�m�diablement bloqu�e. C�est le colonel Hadj Baghdadi du DRS qui le d�couvre justement et le constate : �L�Histoire n�a pas boug� ! Oui, c�est �a ! Notre Histoire s�est fig�e ! Depuis soixante- dix ans, elle n�a pas boug� !� (p. 491). Yousef est l�ultime maillon d�une �volution-involution de la tribu des Imeslay�ne et � m�taphoriquement � de la nation. La structure du r�cit accuse-t-elle volontairement cette faille dans les parcours atomis�s d�Imeslay�ne sans rep�res, qui cherchent leur salut dans une chim�rique �route de Gao� et agitent comme une boussole le �Carnet blanc�, infrangible legs du mendiant du cimeti�re ? 3- Les th�mes du roman. Le th�me politique domine dans Le Mensonge de Dieu, mais il y aurait une volumineuse th�se � �crire sur les saveurs et les odeurs qui l�adoucissent, en renfor�ant le sentiment que chez Benchicou, la gastronomie � toutes les nuances du couscous � participe de la petite (et grande) cuisine qui faisande nos vanit�s. Je voudrais ne retenir que deux th�mes qui sont loin d��tre mineurs : amour et guerre. Garde-t-on pieusement chez les Imeslay�ne cette devise du Vieux G�n�ral ib�re qui a c�toy� dans sa jeunesse le mythique Ballesteros le Magnifique, qui a contraint, en 1820, dans la cur�e d�une �poque d�mente, le roi Ferdinand d�Espagne � r�tablir la Constitution ? Prudemment enseign�e par Manuela aux siens, elle leur servira bient�t de digue morale : �Si tu as un enfant, apprend lui � vivre pour l�amour et � mourir pour la libert�.� (pp. 78, 108). La th�matique du roman pourrait se projeter dans ces deux ma�tres-mots : amour et libert� (et son corollaire, la guerre) et � tous ces ph�nom�nes � nombreux et impr�visibles � qui les guident. - Amour. Tout ne commence-t-il pas dans une l�g�ret� presque sanctifi�e ? B�la�d n��tait-il pas revenu dans le pays ancestral, en 1870, d�au-del� les mers, r�chapp� d�une boucherie franco-allemande et �chaud� par une premi�re passion amoureuse d��ue pour Jos�phine dont le p�re l�engage � combattre dans l�arm�e victorieuse de Guillaume 1er ? Coureur providentiel, cet �amant de toutes les femmes de la Soummam, les vierges comme les veuves, les saintes comme les d�prav�es, un grand rouquin aux yeux verts qui v�cut en jeune dandy� (p. 13), comprend que l�histoire des hommes est �crite par les femmes. Le narrateur se contentera-t-il seulement d�aligner le palmar�s de ce Casanova kabyle ou la Charentaise Gertrude, �pouse du chef de garnison de Bougie et ind�crottable gazette de la vie coloniale, ne sera pas de trop ? Dans �Le Mensonge�, l�agencement des relations amoureuses est ternaire : B�la�d a �t� l�homme de trois rencontres amoureuses fid�lement assum�es (Jos�phine, Taous, Manuela) ; et ainsi en est-il de Gabril (Zoulikha, Magdalena, Hanna) et de Yousef (Noah, Aldjia, Negma). Sous le pas de chaque femme, il y a l��treinte d�histoires aux sorts contraires, sold�es dans la barbarie et les lamentations. Mais aussi couv�es dans une ardeur jamais d�mentie. - Guerre. Pas moins de douze guerres � dont deux mondiales � constituent, de 1870 � 2007, l�arri�re fond du r�cit. Depuis leur pays soumis, les indig�nes alg�riens ont voyag� au gr� des guerres de l�Empire et de la R�publique. Au Mexique, en 1864-1867, dans les troupes de Maximilien, adoub� par Napol�on III, et en France, en 1870, dans l�Alsace et la Lorraine. Ne sont-ils pas vou�s � faire la guerre des autres et pour les autres, en recherchant leur propre guerre ? Ces guerres, il n�est pas tout � fait inutile de les �num�rer : 1870 (Alsace-Lorraine), 1914-1918 (Grande Guerre), 1925 (guerre du Rif o� meurt Zoulikha, le premier amour de Yousef), 1936-1939 (guerre civile en Espagne), 1939- 1945 (Seconde Guerre mondiale), 1948 (Palestine), 1946-1954 (Indochine, tombeau d�Abderrezak, le mari de Warda), 1954-1962 (guerre d�Ind�pendance), 1963-1964 (guerre des fronti�res avec le Maroc), 1963-1965 (maquis du FFS), 1973 (guerre isra�lo-arabe). La derni�re qui commence en Alg�rie au d�but des ann�es 1990 � aux implications religieuses �videntes masquant aussi toutes sortes de violences de l�Etat et de la soci�t� �se prolonge au-del� du r�cit et n�attend que son nom. Faut-il marquer ici que Benchicou est dou� pour l��criture de la guerre. Quelques passages sur la Grande Guerre me font penser � Henri Barbusse ( Le feu, 1916), par leur description de la charge obstin�e des hommes au casse-pipe, et aux souvenirs de Blaise Cendrars ( J�ai tu�, 1918), face � la fatalit� de la mort. Une phrase condense cette ambition de massacres : �Les hommes avaient si bien appris � tuer et � mourir en masse.� (p. 201). Chaque guerre coulera le sang des Imeslay�ne ou de leurs parent�les. Le Mendiant du cimeti�re soutiendra sentencieusement que la haine des hommes pr�pare les guerres ; mais sans �tre p�n�tr� de leur dessein : �J�avais oubli� la question irr�solue : pourquoi les hommes se battent-ils ?� (p. 635). 4- Les personnages. Le Mensonge de Dieu d�veloppe un �personnel du roman� (Hamon) foisonnant. Benchicou entrecroise � avec une fine perception de leur psychologie � personnages fictifs et personnages r�els. On s�int�ressera ici aux personnages r�els qui confortent la dynamique du roman historique et de ses th�ses radicalement politiques. La grosse difficult� dans le roman historique est de surinvestir �motionnellement l��criture du r�el. Jusqu�� quel point Benchicou la contourne ? Prenons, � titre d�exemple, l�invention du personnage romanesque. Nonobstant les faits vrais � ou imaginaires � dans lesquels il est convoqu�, cette invention d�signe deux registres dans �Le Mensonge� : 1�- les personnages directement identifiables, comme la communiste Dolor�s Ibarruri ( La Pasionaria), en Espagne, ou le journaliste-�crivain Arthur Koestler, en Palestine ; 2- les personnages mixtes, cat�gorie complexe, sont recr��s � la dimension du roman. A l�image de Hadj M. que chacun reconna�t comme Messali Hadj, chef embl�matique de l�ENA-PPA-MTLD, pleurant dans sa prison sa compagne �milie et r�cusant curieusement le temps de l�histoire, celui du Mouvement national. Benchicou l�affuble d�une tunique soufie, sans doute trop �troite aux entournures. Ce contre-emploi pointe, certes, l�importance du romanesque mais il comporte le risque d��vacuer l�historicit� du personnage. S�emparant de la figure d�Abd El-Krim El Khattabi, le h�ros du Rif, Benchicou r�ussit-il sa transmutation en personnage de roman ? Il campe ce personnage dans une modernit� prometteuse dont t�moignait autrefois Ali El Hammami (Idris, roman nord-africain, 1949), mais aussi en acteur politique inexplicablement vell�itaire. Aura-t-il la volont� de le sortir de ses atermoiements lorsqu�il d�cide de d�clencher la guerre anticoloniale dans son pays, le Maroc ? D�s le d�but du XXe si�cle, cette guerre � tant esp�r�e � Abd El-Krim l�estimera, en strat�ge form� dans les �coles de guerre espagnoles, pr�matur�e ; lorsqu�il s�y pr�tera, en 1925, sans aucune garantie, elle sera sanglante et sans cons�quence sur la marche d�une colonisation fran�aise qui revitalisait ses assises. A travers la cr�ation du personnage romanesque, il y a toujours l�enjeu de la l�gitimit� de la litt�rature � dire et � reproduire le monde r�el. C�est une loi admise que le roman � que ce soit pour Hadj M. ou Abd El-Krim � ne suppl�e pas aux d�faillances de l�enqu�te historique. Et que le romancier n�a pas vocation � amender l�histoire. 5- Les id�es. Le r�cit du �Mensonge � supporte la double contrainte organique de la fragmentation de la narration et des id�es. Est-il n�cessaire de rappeler que la typologie narrative � la mani�re de percevoir et de rapporter les �v�nements � et le discours d�id�es du roman r�pertorient des positions assertoriques de l�auteur � directement ou dans les expressions diverses de ses d�l�gu�s textuels ? La distance entre auteur, narrateur et personnages du �Mensonge� s�efface dans une mani�re partag�e d�inf�rer le monde � des situations largement connues et classifi�es (temps du r�cit et temps de l�histoire ; post�riorit� de la narration auctorielle d��v�nements soumis � des �valuations id�ologiques, politiques et culturelles). Le r�cit du �Mensonge� est plac� sous le signe � toujours ambigu � de �l�entre-deux�. Entre deux religions, deux nations, deux identit�s. Ce caract�re hybride est-il symptomatique de l�histoire de l�Alg�rie et de ses populations ? S�il n�y r�pond pas directement, Benchicou semble le penser, en pr�venant � par hypoth�se � les r�actions de ses lecteurs. Sp�cialement sur l��tre juif. Rien ne permet d�exclure le fait � historiquement attest� � d��tre juif et militant nationaliste pendant la guerre d�Ind�pendance et rien ne devrait aussi permettre d�exclure le fait d��tre juif et alg�rien � apr�s � comme le sont les descendants de B�la�d, Gabril et Yousef. Chez les Imeslay�ne, il y a des musulmans et des juifs � et, �tonnamment, pas de chr�tiens, m�me s�il fleure entre les lignes du roman le parfum � proustien � de la f�te de P�ques de Jos�phine. Mais la symbolique du Juif � remarquablement document�e par Benchicou � est suffisamment pr�gnante et ancr�e pour ne pas �tre d�chiffr�e dans la perversion du syst�me politique et policier alg�rien. Il suffirait de remplacer le Juif par le d�mocrate pour lire une autre r�alit�, fonci�rement politique, qui �cume en profondeur le roman, qui est celle d�une ind�pendance alg�rienne toujours incertaine et probl�matique. Sur autre versant, celui de la Guerre d�ind�pendance, les id�es d�velopp�es par Benchicou peuvent para�tre sommaires. Et m�me caricaturales. Une guerre r�v�e par B�la�d � une vraie guerre d�indig�nes pour eux-m�mes � dans laquelle Yousef s�engage (h�las !) avec beaucoup de lassitude et de r�ticence (�Je fis alors dans le Zaccar, une guerre sans illusion�, p. 612). L�insistance que met Benchicou � nier que la guerre de Lib�ration nationale a �t� conduite par le FLN peut �tre confondante. Le MNA de Hadj M.-Messali a bel et bien exist�, mais tragiquement coup� du peuple alg�rien et de la guerre anticoloniale. La bellig�rance fratricide et sanglante que lui a livr�e l�ALN peut encore �tre discut�e et Melouza demeurera une tache noire insultant nos consciences, mais le reclassement des acteurs messalistes dans Le Mensonge de Dieu fera-t-il diversion ? Poser, dans la semblable d�mesure, le maquis rouge des combattants de la lib�ration du Zaccar o� officient William [Sportisse] et Bachir [Hadj Ali] comme �tant le seul lieu o� s�exerce la dignit� du combat anticolonialiste, avant son ralliement � l�ALN ? N�y a-t-il pas la tentation d�un sombre proc�s de l�Histoire ? La guerre d�ind�pendance n��tait-elle � du c�t� FLN � que l�affaire de �parrains� acculant � Paris les derni�res poches de r�sistance messaliste ? Cruelle embard�e pour Benchicou qui libelle son propos au tr�buchet ! Lui suffira-t-il de laisser entendre que tout est pourri dans le FLN de novembre 1954 (qui n�a, il est vrai, plus aucune parent� avec le n�o-FLN qui na�t dans les all�es encombr�es d�une ind�pendance d�tourn�e), dans ses espoirs, dans ses actes, dans ses hommes et ses femmes qui les ont port�s avec de respectables convictions jusqu�au sacrifice ? Il y a une seule certitude : ce FLN-l�, qui accouche de l�id�e g�n�reuse de la patrie, a sublim� dans le peuple un h�ros collectif. Ce choix � en somme bien �quivoque qui a ali�n� sa dimension humaine � passe mal dans la litt�rature ; et il reste inassimilable dans Le Mensonge de Dieu. Ceux qui ont cru au combat national � � l�image de Zoubida qui perd sa voix dans les contre-manifestations du 11 d�cembre 1960, � Belcourt, encadr�es par le FLN � entreront durablement dans une brume de silence. Il y a enfin � pourquoi ne pas s�y arr�ter ? � une terrible addition de morts chez Benchicou. Comment croire que les morts de Zouheir (disparu, en 1973, dans le d�sert du Sina�), d�Amira (militante FFS, ex�cut�e, en 1976, par un tribunal d�exception pour intelligence avec le sionisme, au seul motif inique de sa jud�it�), de Mourad (officier du DRS, abattu par un fou de Dieu, au moment o� il bouclait son enqu�te sur les tournoyantes malversations des seigneurs du r�gime : assassinat d�Ali Mecili, num�ros de comptes bancaires en Suisse, autoroute Est-Ouest, contrats d�armement, affaire Browning), de Rafiq (kamikaze islamiste) et de Yousef (kamikaze opportuniste), produisent la m�me r�sonance ? C�est sans doute l� le drame de la tribu des Imeslay�ne et de l�Alg�rie d�aujourd�hui, �ces morts d�un r�ve ancien, nous laissant le devoir de les d�fendre pour leur �viter le malheur d�avoir tort� (p. 633). Benchicou ne s�avise-t-il pas que les assassins ont toujours tort ? Mais de quelle justice se r�clament l�enfant- kamikaze Rafiq � treize ans � qui a offert sa col�re et sa mort � une guerre de religion moyen�geuse (dix-sept morts, trente bless�s dans l�attentat contre les gardesc�tes de Dellys, en 2007, p. 280) et ce vieillard de �quatre-vingt-dix ans environ� (p. 647) qui saute � la m�me ann�e 2007� le si�ge du Conseil constitutionnel en laissant derri�re lui un �sachet de sucre d�orge de Vichy� (p. 401), ce r�current marqueur, jalonnant les guerres de Yousef, dans une fin que l�auteur a voulue quasi-r�demptrice ? M�ritent-ils l�absolution des hommes et de leurs judicatures ? Il y a chez les Imeslay�ne et dans leur nation h�b�t�e de d�sastres des morts sans honneur, qui �margent immanquablement au d�bit de l�Histoire. Un �clairage : roman et histoire Le romancier Mohamed Benchicou �prouve-t-il le rapport � toujours fragile � � l�histoire vraie ? La naturalisation dans la fiction de faits et de personnages authentiques du mouvement national devrait t�moigner du caract�re ind�cidable de toute transposition litt�raire o� le b�n�fice r�el-imaginaire devient non pas une marge du projet romanesque, mais un lieu du conflit doctrinal que pr�suppose la mise en �uvre du roman historique. Je voudrais en exposer trois exemples qui indiquent � malgr� le s�rieux effort documentaire de l�auteur � les limites de l�enqu�te historique dans Le Mensonge de Dieu : 1- Sur le lieu et la date de captivit� des militants du PPA. Le narrateur du �Mensonge� situe le lieu de d�tention de Messali Hadj, Brahim Gherafa et Moufdi Zakaria � Maison- Carr�e et, plus pr�cis�ment, dans la p�riode 1939-1940. Ces trois animateurs de la �Bande de l��toile� (p. 465) �taient emprisonn�s, depuis 1937, � Barberousse (Cf. Benjamin Stora, Dictionnaire biographique des militants nationalistes alg�riens, 1926-1954 (ENAPPA- MTLD, Paris, L�Harmattan, 1985). Les distorsions dans la datation des �v�nements sont nettes : Brahim Gherf-Gherafa (dit �Brahim un-quart-d�huile�) n�aurait pu rencontrer Yousef, car il a s�journ� � Barberousse du 27 ao�t 1937 au 26 ao�t 1938, bien avant m�me le d�barquement de Yousef en Alg�rie et son incarc�ration � � Maison- Carr�e, en 1939-1940 ! �crou� � Barberousse, le 27 novembre 1937, le po�te et journaliste Moufdi Zakaria en est lib�r� la veille de la Seconde Guerre mondiale. Apr�s Barberousse o� il s�journe, en compagnie de Gherafa, Zakaria et Lahouel, Messali (�Hadj M.� dans le roman) n�en sera affranchi, bri�vement le 27 ao�t 1939, que pour entrer � nouveau dans les ge�les de la prison militaire d�Alger, le 4 novembre 1939. Condamn� � seize mois d�emprisonnement par le Tribunal des forces arm�es d�Alger, il fait un rapide transit � Maison-Carr�e avant de rejoindre le bagne de Lamb�se. Yousef aurait pu en effet croiser Hadj M., � Maison-Carr�e, mais bien apr�s les dates retenues dans le roman, entre mai et fin ao�t 1939, et sans l�entremise de Brahim Gherf libre. L�entrevue d�cal�e � dans l�espace et dans le temps � entre Yousef et les nationalistes du PPA stimule la cr�ativit� romanesque mais d�truit la possibilit� du fait historique. 2- Sur la qualit� des personnages r�els de l�histoire et du r�cit. Brahim Gherf est l�interm�diaire de Yousef dans ses relations avec le PPA et plus largement avec le mouvement nationaliste. Il se pose ici la question de la cr�dibilit� �thique du personnage de Gherf-Gherafa en regard m�me de l�histoire et de la d�l�gation qui lui est consentie dans la fiction. Benchicou aurait �t� mieux inspir� de choisir Hocine Lahouel ou Moufdi Zakaria, compagnons de cellule, plus impr�gn�s de la ligne antifasciste qui a �t� indiscutablement celle de Messali Hadj contre le Comit� d�action r�volutionnaire nord-africain (CARNA), qui entamait alors un dialogue avec les repr�sentants de l�Allemagne nazie (Cf. Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme alg�rien. Question nationale et politique alg�rienne, 1919-1951, Alger, Sned, 1980). L��picier mozabite de La Casbah est proche du CARNA qui regroupe des militants chevronn�s du PPA, Messaoud Boukaddoum (�Si Haou�s�), Moussa Boulkeroua, Mohamed Henni (�Daki�), le docteur Ouakli et Mohand-Ch�rif Sahli. Il devient un membre actif de l��ph�m�re �Organisation� (� ne pas confondre avec l�Organisation sp�ciale), un clone du PPA, qui b�n�ficie pendant la Seconde Guerre mondiale du soutien de Mohamed Abdoun, Djamel Derdour et Chadli Mekki, influenc� par les th�ses du CARNA sur une jonction lib�ratrice avec l�Allemagne nazie et Hitler. De tous les militants nationalistes vers�s dans �l�Organisation �, Brahim Gherafa est celui qui a lourdement pay� son rapprochement avec ses orientations fondamentales, puisqu�il prendra, � la fin des la guerre, ses distances d�avec le PPA et tout simplement d�avec la politique. �cart� des groupes clandestins du PPA pendant la Seconde Guerre mondiale et plus tard de la cr�ation du MTLD et de l�Organisation sp�ciale, Brahim Gherf-Gherafa ne peut �tre l�interlocuteur nationaliste appropri� � et vraisemblable � de Yousef Imeslay�ne, � sa sortie de prison. Ce retournement des faits (particuli�rement, pp. 487-488, Gherf-Gharafa d�non�ant une lib�ration de l�Alg�rie de l�emprise coloniale par l�Allemagne nazie) ob�ret- elle l�acclimatement de l�histoire dans la fiction ? 3�- Sur les parcours conjugu�s de Mohamed El Maadi et de Kaddour Benghabrit. Benchicou ne tenait-il pas dans Mohamed El Maadi, ancien �cagoulard�, fervent latiniste et juriste, mieux connu sous le pseudonyme Mostafa Bacha (ou encore de Mostafa El Bachir), encourageant, au d�but des ann�es 1950, au Caire, les mouvements de lib�ration nationale des pays du Maghreb, un rare personnage litt�raire ? Proche de Lafont et Bonny � la Carlingue�, officine de la Gestapo fran�aise au 93, rue Lauriston, � Paris, El Maadi dirige, � la demande des officiers allemands Helmut Knochen et Wilhelm Radecke, la Brigade nord-africaine (les �SS Mohamed�), ramassis de gouapes de Barb�s et de la Goutte d�Or (on se reportera sur cette milice � Philippe Aziz, Tu trahiras sans vergogne. Histoire de deux collabos. Bonny et Lafont, Paris, Fayard, 1969, et � Gr�gory Auda, Les Belles ann�es du milieu, 1940-1944, Paris, Michalon, 2002). En dehors de l�encadrement mafieux de l�immigration maghr�bine et des ouvriers de Renault, � Billancourt, le seul acte attest� que l�histoire a conserv� des �SS Mohamed� est leur participation � la tuerie, au mois de juin 1944, des 99 otages de Tulle (Corr�ze). Cette force suppl�tive nazie s��gaille ensuite dans les d�partements du Limousin et du P�rigord. A deux reprises (pp. 481, 574), Benchicou r�unit les noms d�El Maadi et de Kaddour Benghabrit, recteur de la Mosqu�e de Paris et �crivain (on lui doit, entre autres, La Ruse de l�homme, th��tre, 1929). Cette recr�ation romanesque de ces deux personnages souligne-telle un contresens ? Ami de Sacha Guitry, qui lui ouvre les portes de son th��tre de la Madeleine, et de Jean Cocteau, Benghabrit est, pendant l�occupation de Paris par l�Allemagne nazie, dans la proximit� du lieutenant gestapiste Heller, de l�ambassadeur Otto Abetz et de Karl Epting, directeur de l�Institut allemand, les curateurs de la culture fran�aise de la collaboration. Mondain, il ne d�daigne pas les plaisirs de la table et de la chair ; il est souvent aper�u au �One Two Two�, un bordel parisien r�put�. Personnage guind� d�une p�riode trouble, Benghabrit a utilis� son entregent et sa pr�sence dans les cercles administratifs, politiques et culturels de la collaboration fran�aise pour sauver des Juifs, promis aux camps de concentration. Parmi ceux-l�, le chanteur S�lim El Hellali, qu�il certifie dans un document officiel de la Mosqu�e de Paris d��ascendance musulmane�. Collabo, le jour, ne se rachetait-il pas, la nuit, dans les devoirs de l�ombre ? S�il a rencontr� El Maadi, ce qui est probable, rien ne d�montre qu�il fut le soutien de son journal de propagande fasciste et antis�mite Er-Rachid (lanc� en 1943). Il est aussi �tabli que, contrairement au compositeur Mohamed Iguerbouchene, au jazzman Mohamed El Kamel et au germaniste Mohand Tazeroute, Kaddour Benghabrit ne sera pas poursuivi, � la lib�ration de Paris, par la justice fran�aise et les commissaires de l��puration et continuera son magist�re � l�Institut musulman de la Mosqu�e de Paris. Les �preuves du pr�sent et du futur Ce sont l�, parmi bien d�autres, des aspects factuels qui d�terminent dans la fiction la fronti�re de l�Histoire. Car, au-del� de la libert� du romancier, la convergence entre le romanesque et l�historique ne s�ab�me-t-elle pas dans l�infime, dans le punctum ? D�une prudence et d�une pr�cision documentaires de th�sard trappiste, en plusieurs points du roman, Benchicou saurat-il toujours se pr�server de chausse- trappes ? Le roman moderne � on en citera, � titre comparatif, une figuration extr�me et exemplaire chez Philip Roth, notamment dans sa confrontation au sionisme ( La Contrevie, 1989), au maccarthysme (J�ai �pous� un communiste, 2001) et aux turpitudes sexuelles du pr�sident Clinton ( La Tache, 2002) - a sollicit� la caution de l�histoire politique et de ses acteurs pour �laborer des univers romanesques singuliers. Les excellentes intuitions de Benchicou sur les r�voltes kabyles de 1871, sur le brigadiste communiste Andr� Marty (le �boucher d�Albacete� et futur organisateur de la r�gion communiste d�Alg�rie et du PCA), sur le fourvoiement des Indig�nes d�Alg�rie dans le nazisme et sur leur engagement nationaliste ne sont-elles pas de celles qui nourrissent les grands romans ? Elles suscitent des pages au style assur� � et habilement inform�es � dans Le Mensonge de Dieu. Ce roman reste aussi l�expos� � qui appelle d�essentiels d�veloppements � d�une actualit� alg�rienne toujours inaccessible, de l�islamisme arm� et ses barouds � l��vang�lisation pourchass�e et � la corruption effr�n�e du syst�me. Il y a quelque chose de S�n�que chez Mohamed Benchicou qui aiguise sur ces faits la verve d�un moraliste � la langue flamboyante et acidul�e. Le lecteur aimera ce r�cit d�intenses bouleversements, voguant sur des mers d�mont�es et des naufrages annonc�s. S�arr�tera-t-il � d�irrempla�ables pages sur les m�urs de la soci�t� des nuits alg�roises ? Il distinguera �illougane�, cette (l�nifiante ?) danse targuie de Meriem � l��pouse du d�funt capitaine Mourad � qui expurge les �ges de violence des Imeslay�ne. En �crivant et en ravaudant, parfois � convient-il de le regretter ? � de gros fil, les p�rip�ties d�une Alg�rie m�connue, enfant�e dans les sursauts d�infinies guerres, Benchicou a fait le pari de surprendre. Pur romancier, d�une vigoureuse ma�trise qui lui gagnera les esth�tes et les amateurs de fresques historiques, il n�aura fouill� un pass� imm�morial, en crayonnant de tranchantes �bauches, que pour assourdir les �preuves du pr�sent et du futur.