C'est la fin des vendanges. Sur les grands chemins de l'Ouest, la vigne a fui les abords des routes pour se replier à l'intérieur du pays, souvent loin des regards. On ne retrouve plus ce paysage estival verdoyant à portée de main comme c'était le cas jadis. Mais pour certains, comme Kadi, les temps n'ont pas tellement changé. Dans le Témouchentois, les bras des travailleurs de la terre ne donnent pas tous la même quantité et qualité de fruits. Si certains agriculteurs tirent en moyenne 30 à 60 quintaux de raisin à l'hectare, Kadi, lui, dans sa commune de M'saïd crève le plafond en abattant, à sec, 150 quintaux à l'hectare. «En 1973, je suis arrivé à faire les 200 quintaux à l'hectare», rappellera- t-il modestement pour dire qu'il lui reste du chemin à faire. Son secret ? Un travail assidu durant toutes les saisons. C'est vrai aussi que sa vigne n'est pas aussi vieille que ça. Elle date de 1993, année où on lui a restitué ses terres nationalisées : 50 ha répartis en 8 parcelles. «J'ai commencé tout de suite à défoncer à plus d'un mètre pour planter.» Bien conduite, sa terre semble être dessinée à la main. A côté, les parcelles jaunes des autres, paraissent mourantes. Elle donne, au visiteur qui la foule, cette sensation de tapis moelleux. Admiratif, cet autre agriculteur lâchera : «Travaillée de la sorte, cette vigne vous le rendra bien. Vous en tirerez de gros bénéfices.» A cette remarque, Kadi réplique : «J'ai mis toutes mes tripes pour arriver à cet résultat.» Sur pied d'un demimètre, la vigne aux lourdes grappes et aux nombreux feuillages s'allonge par centaines de mètres, séparés par des couloirs pour laisser passer le chenillard laboureur. Au fond des sillons, les saisonniers cueillent le raisin tout en remplissant les bennes des tracteurs. Chaque ouvrier doit enlever cinq quintaux par jour. «Jadis, la quantité exigée était de 10 quintaux. Et malgré les six surveillants qui veillent au grain, ils n'enlèvent pas tout le raisin. Ils laissent toujours quelques grappes par-ci, par-là. Ainsi, de bon matin, les tracteurs commencent à tirer leurs bennes chargées de raisin prenant la direction des caves où le raisin sera culbuté dans un pressoir pour la pesée. Les cavistes s'inquiètent souvent des coupures de courant qui les obligent parfois à prolonger la pesée jusqu'au petit matin. Dans ces bâtiments, des ouvriers saisonniers s'agitent. Parmi eux, un bon nombre d'étudiants journaliers. El- Haouari et Tayeb préparent respectivement un diplôme en théologie et en ingéniorat mécanique. Certains postes sont très pénibles et même dangereux. Les décuveurs chargés de nettoyer les cuves de leurs résidus descendent au fond de ces immenses réservoirs. Eclairés par une lampe et soulagés parfois de la fournaise et de l'odeur insoutenable de la fermentation grâce à un ventilateur, ils ressemblent dans leur besogne à des mineurs. Comme ces derniers, les gaz qui les entourent peuvent tuer quand la vigilance baisse. Sollicité pour un prêt étatique non remboursable, Kadi, qui apparemment a été échaudé par la révolution agraire, a tout simplement refusé cette aide. «Là, où il y a la bousculade, c'est mauvais. Connaissant la machine bureaucratique, j'ai préféré me prendre en charge et j'ai travaillé à la sueur de mon front. Les moyens, on les crée quand on sait gérer, et surtout travailler dur.» A soixantedix ans, Kadi, la démarche altière, coiffé de son chapeau de paille, vigneron ayant comptabilisé un demi-siècle d'expérience, continue de circuler à pied ou dans sa voiture qui a ramassé toute la poussière des pistes. Ailleurs, la cave de Benchicao, dans la région de Médéa, est depuis longtemps mise en veilleuse depuis l'arrachage massif de la vigne. Mais ses souvenirs demeurent encore vivaces dans les mémoires. Un nostalgique se rappelle avec fierté la séquence d'un film américain des années 1970 où une cuvée de Benchicao trônait sur la table. Un autre, ancien caviste de son état, raconte avec passion les variétés de raisin de cuve, le processus de vinification et de conservation, comment rattraper un vin qui commence à tourner, comment on s'ingéniait à maintenir constante la température de ce breuvage face au froid des neiges de l'été 1967, son ennemi fatal. Il est capable de vous raconter durant des heures (comme s'il parlait de l'éducation de ses enfants) les caprices du vin, ses mélanges, sa densité, sa température, ses arômes et ses couleurs. Il s'impose ainsi comme un respectable oenologue, lui qui n'a jamais connu l'école, ne sait pas lire les chiffres et n'a jamais avalé une goutte de vin. A 77 ans, sa maigre pension de retraite ne suffisait pas à faire vivre ses grands enfants au chômage. Il s'échinait alors à tailler la vigne et les arbres fruitiers ou à empoigner la pioche.