Par Kader Bakou Le concept de «l'intelligence émotionnelle» est connu en Occident depuis les années 1990. Cette science, ou matière d'enseignement scientifique, qui accorde beaucoup d'importance à la détection, à l'expression, à la compréhension et à la gestion des émotions est considérée comme une solution à beaucoup de problèmes sociaux. L'idée est que si les émotions sont prises en compte à l'école, à l'entreprise, etc., le monde deviendra meilleur, car plus coopératif et plus attentif à l'humain. Associée ou non à des valeurs positives, l'intelligence émotionnelle est perçue comme une compétence de plus en plus importante dans la vie professionnelle. C'est l'écrivain, journaliste et psychologue américain, Daniel Goleman, qui a fait connaître l'intelligence émotionnelle au grand public. Dans son ouvrage Emotional Intelligence : Why It Can Matter More Than IQ, publié en 1995, il a essayé d'expliquer que l'intelligence émotionnelle comptait plus que le quotient intellectuel (QI) dans la réussite sociale et professionnelle. L'idée était de dépasser le traditionnel quotient intellectuel comme moyen de mesure de l'intelligence. «Les compétences émotionnelles, ou la capacité à construire et entretenir des relations positives sont en train de remplacer les compétences traditionnelles ou cognitives comme manière de prédire le succès potentiel et continu d'une carrière», écrit, de son côté, Ray Williams dans un récent article publié au Financial Post. Mais comme presque toujours, il y a le revers de la médaille, aussi brillante qu'elle soit. «Grâce à des méthodes de recherche plus rigoureuses, on assiste à une reconnaissance croissante du fait que l'intelligence émotionnelle — comme toute compétence — peut être utilisée pour le bien ou pour le mal», écrit le professeur de management et de psychologie Adam Grant dans The Atlantic. Ainsi, un «usage stratégique de l'intelligence émotionnelle dans les organisations» peut faire d'elle une redoutable arme au service de comportements mal intentionnés. Maîtriser ses émotions, en outre, permet de masquer ses véritables intentions, et savoir reconnaître les émotions des autres peut aider à les manipuler. L'objectif d'Adam Grant est de montrer qu'il faut cesser l'association systématique entre intelligence émotionnelle et qualités morales. D'ailleurs, pour certains métiers, la maîtrise de l'intelligence émotionnelle deviendrait un handicap plutôt qu'un atout. Dans ces postes, les employés les plus intelligents émotionnellement sont aussi les moins performants. «Si votre job consiste à analyser des données ou à réparer des voitures, il peut être assez gênant de lire les expressions faciales, les tonalités de la voix et les langages corporels des gens qui vous entourent. Suggérer que l'intelligence émotionnelle est critique sur le lieu du travail revient peut-être à placer la charrue avant les bœufs», écrit Grant. Il y a, peut-être, pire ! Une étude menée en 2011 par Stéphane Côté de l'université de Toronto, intitulée «Le Jekyll et Hyde de l'intelligence émotionnelle», a montré que les employés les plus machiavéliques dans leurs relations professionnels sont aussi ceux qui disposent d'un niveau élevé d'intelligence émotionnelle. Jochen Menges, professeur à Cambridge (USA), a écrit dans une autre étude : «Quand un leader faisait un discours inspirant rempli d'émotion, l'audience était moins à même de s'attacher au message et se rappelait moins de son contenu. Ironiquement, les membres de l'audience étaient si émus par le discours qu'ils affirmaient s'en rappeler mieux.» Cette capacité d'un leader à suspendre le jugement critique des auditeurs au profit de l'émotion pure était parfaitement connue d'Hitler. Menges l'appelle «l'effet de sidération». C'est sidérant ! K. B.