Par Nacer Djidjeli, professeur de chirurgie pédiatrique [email protected] Cette contribution m'a été, je l'avoue, inspirée par les polémiques et les réactions à la limite de l'hystérie, déclenchées par les écrits et prises de position d'un certain nombre de nos écrivains contemporains. Et aujourd'hui, le cas qui m'intéresse tout particulièrement, si je peux m'exprimer ainsi, est celui de Kamel Daoud car il est à mon sens caricatural et symptomatique d'une société qui se complaît dans le déni dans lequel elle vit, prompte à vouer aux gémonies tout imprudent qui sort des chemins tracés et bien balisés. Ces balises, qui veulent étouffer toute réflexion intellectuelle qui ne correspond pas à l'ordre bien établi des choses, sont posées par ceux-là mêmes qui pensent que l'Histoire du pays leur appartient, qu'ils détiennent le monopole du patriotisme et de l'amour du pays ou ceux enfin qui pensent que toute critique de la société ou de la religion est une offense à Dieu et au peuple. Certes on peut ne pas être d'accord avec tel ou tel écrit, telle ou telle prise de position de l'auteur de Meursault, contre-enquête, mais la critique doit être constructive et éviter de tomber dans l'insulte ou l'invective. Oui, je ne suis pas d'accord avec tous les écrits ou prises de position de Kamel Daoud, notamment sa chronique sur les violeurs de Cologne. Mais doit-on pour cela lui dresser un bûcher et le brûler ? Evidement non, car cette vision manichéenne qui voudrait qu'il y ait d'un côté les bons et de l'autre les méchants a toujours été démentie par l'Histoire. Non, parce que je pense aussi que cet auteur nous interpelle, à juste titre, sur un certain nombre de problèmes de fond qui rongent notre société, et c'est ce qui m'intéresse dans son œuvre. «Supplétif des pires penseurs, néoconservateur français, renfort basané, sioniste, islamophobe, informateur indigène qui crache sur sa communauté...» Rien que ça, et la liste n'est pas exhaustive. Tels sont les quolibets et insultes que les bien-pensants ont opposé à celui qui a osé jeter un regard, certes acerbe, mais ô combien lucide et sans complaisance sur nos travers. Cet auteur vilipendé par les gardiens du dogme d'ici et les donneurs de leçons d'ailleurs soulève à mon avis des problèmes et des questionnements de fond qui m'interpellent et m'interrogent sur mon pays et ma société d'aujourd'hui. Et c'est cette envie de revenir sur ce qui me semble être des débats de fond de notre société qui explique d'ailleurs le titre de cet article. Sommes-nous une grande nation, un grand peuple, un grand pays comme on nous le susurre à longueur de journée ? Notre rapport à la femme est-il sain ? Quelle est la place de la religion dans notre pays ? Doit-t-on s'inspirer de certaines valeurs de l'Occident ou tout rejeter? Quel doit être notre rapport au monde arabe et à Israël ? Tels sont, à mon avis, les véritables débats et enjeux que nous avons le devoir d'initier dans notre société. On se vante, et à juste titre, que la civilisation arabo-musulmane a inspiré la civilisation occidentale.Et pourquoi donc ne pas s'inspirer nous maintenant de ce qu'il y a de bien chez eux ? Droits de l'homme, liberté d'expression, de culte, égalité des sexes, pour ne citer que ceux-là. Des valeurs universelles sans lesquelles aucun développement n'est possible. Copier l'Occident dans ce qu'il a de bien ne l'absout évidemment et en aucune manière de tous ses péchés et méfaits. Oui, l'Occident a été et continue à être un colonisateur. Oui, il a détruit des pays entiers en y menant des guerres injustes pour assouvir ces intérêts géostratégiques. Oui, il couvre Israël, pays colonisateur. Oui, sa vision de la démocratie et des droits de l'homme est à géométrie variable et fonction de ses intérêts. Il faut être conscient de tout cela, mais ceci ne doit en aucun nous pousser à avoir une réaction de rejet primaire de ce qu'il y a de bien chez les autres. Comme cela ne doit pas nous faire oublier de faire notre introspection pour reconnaître nos tares et nos faiblesses afin de les corriger. Arrêtons de nous prendre pour le nombril du monde et de vivre de chimères du passé. On nous gargarise de mots grandiloquents, pompeux tels que grand et beau pays, grande nation, grand peuple, grande révolution, et j'en passe jusqu'à nous faire croire que le monde est jaloux de nous et de nos réussites. Oui, nous avons eu de grands hommes qui ont mené une révolution grandiose pour libérer le pays. Mais qu'avons-nous fait de cette épopée après l'indépendance ? Des hommes sans vergogne et assoiffés de pouvoir ont perverti les idéaux nobles de Novembre et de la Soummam en engageant l'Algérie sur la voie du pouvoir unique, du despotisme et du clanisme. Ils ont falsifié notre histoire et fait de leur participation à la révolution un fonds de commerce. Nous en subissons les conséquences jusqu'à nos jours. Oui, notre pays va mal, notre société est tout sauf développée et elle régresse de jour en jour. Nous ne produisons pratiquement rien, nous importons tout ou presque. Près de soixante ans après l'indépendance, notre économie reste entièrement dépendante des hydrocarbures et à chaque fois que les prix chutent c'est la panique générale. Notre pays est parmi les moins attractifs au monde pour les investisseurs. Alors que nous peinons à redresser notre économie, et ce, malgré les centaines de milliards de dollars gaspillées, plusieurs pays africains, avec beaucoup moins de moyens que nous, traversent une période faste de forte croissance. Et des pays comme Maurice, la Côte d'Ivoire, l'Ethiopie, la Tanzanie, le Rwanda ou le Maroc font beaucoup mieux que nous et certains d'entre eux connaissent des chiffres de croissance économique qui donnent le vertige (Jeune Afrique 30 septembre 2015 ). Nous venons d'être classés comme pays parmi les plus pollués du monde (OMS septembre 2016) et nous gardons une excellente place dans le classement des pays où la corruption est reine (Transparency International. Corruption Perception Index. 2015). Des ministres et de très hauts responsables de l'Etat ont fait la une des journaux, pas pour leurs réalisations mais pour accusation de corruption et de transfert à l'étranger de devises de manière illégale. Tout cela sans que la justice ni le premier magistrat du pays ni la ribambelle d'instances censées lutter contre la corruption et grassement payée par le contribuable daignent, tout en respectant la présomption d'innocence, esquisser le moindre frémissement d'indignation. Un pays où un ministre de la République présente en grande pompe devant les caméras de la télévision un hurluberlu qui aurait inventé un traitement miracle contre le diabète, rien que ça. Même les chaînes de télévision se sont mises de la partie pour faire le scoop d'un candidat au Nobel de médecine qui s'est avéré n'être qu'un charlatan notoire. Qu'avons-nous bâti de beau ou de grandiose à part ce que — osons le dire — nous a légué le colonialisme ? Pas grand-chose malheureusement, et même le peu de patrimoine que nous avons comme la Casbah d'Alger tombe en ruine parce que nous sommes incapables de la préserver. Qu'avons-nous fait de notre pays, de nos richesses, de nos terres arables ? Les bien-pensants s'offusquent que Kamel Daoud dise que les colons prenaient mieux soin de la terre algérienne que nous, ses enfants. Oui, cela fait mal, mais c'est la triste vérité. Nos terres parmi les plus fertiles du Maghreb ont envahies par le béton, par les sachets plastiques ou laissées en friche. Nous ne travaillons pas ou très peu. Nous ne lisons pas. Selon une enquête réalisée par le Centre international de conseil et d'études économiques, dans une société de 35 millions d'habitants, le taux de lecture est très faible et ne dépasserait pas les 6,8%. Nos villes sont sales, polluées et laides. Tout récemment un véritable cyclone de saleté s'est abattu sur nos villes à l'occasion de l'Aïd El Kebir. Foin, excréments d'ovins, peaux de moutons jetées n'importe où et dégageant une odeur pestilentielle.Tel était le visage d'Alger pompeusement appelée la blanche après ce qui était censé être une fête, de surcroît religieuse. On nous dit que que notre pays est beau. Ceux qui le disent n'ont soit jamais voyagé soit ils souffrent d'un chauvinisme et d'un nationalisme aveugle. Et quand j'entends un ministre du Tourisme dire que son secteur va bientôt être une source de rentrée de devises pour le pays, je me dis soit que M. Sellal lui a appris à faire des blagues soit qu'il ne vit pas avec nous. Les gardiens de la pensée chez nous s'offusquent quand Kamel Daoud — quel sacrilège ! — donne à penser que l'on arrivera à regretter la colonisation. Là aussi c'est triste pour nous, pour nos chouhada qui ont fait le sacrifice suprême pour libérer ce pays, mais c'est loin d'être une idée de néocolonisé. D'ailleurs, nous l'avions déjà évoqué dans une précédente contribution et c'est ce qu'Ammar Belhimer appelait et à juste titre le risque de «repentance à l'envers». Et rappelons-nous ce que scandait la foule de jeunes venue voir le président Chirac accompagné de son homologue algérien, le président Bouteflika, à Bab el Oued, il y a quelques années, lors d'une visite d'Etat. Ils criaient tous en chœur : «Chirac, aâtina el visa !» (Chirac, donne-nous le visa). Ces jeunes n'aiment pas moins leur pays que leurs ainés, mais ils ont soif de liberté, de considération, et veulent tout simplement vivre leur vie pleinement, ce qui leur semble impossible chez eux. Oui, nous sommes malades de notre religion, que beaucoup de mes compatriotes, par manque de culture universelle et de tolérance, considèrent comme l'ultime, la seule vérité dont la finalité est de s'imposer à toutes les autres. Notre société fait plus dans la bigoterie, dans l'ostentatoire, le visible, le paraître, que dans la vraie spiritualité. «La bigoterie universelle abat les courages et endort les empires», disait déjà Montesquieu. Les émissions religieuses et celles faisant l'éloge du charlatanisme envahissent les chaînes de télévision, tandis que la science est devenue le parent pauvre d'une société bloquée. Il y a quelques siècles déjà, Pascal dénonçait «ces dévots qui avaient plus de zèle que de science». Les muezzins semblent concourir à qui élèvera sa voix plus fort à quatre heures du matin. Vous ne pouvez plus prendre un taxi sans subir pendant tout le trajet les enregistrements de prêches religieux ou de psalmodies coraniques qui vous donnent l'impression d'être dans un cortège funèbre. Et si par mégarde, vous osez faire remarquer que ni la foi ni la spiritualité ne se mesurent aux nombres de décibels émis ou que ce n'est pas l'habit qui fait le musulman, vous devenez très vite suspect aux yeux d'une société où le paraître est devenu plus important que l'être. Oui, notre rapport à la femme dans nos sociétés arabes et musulmanes est problématique. Même si un certain nombre de progrès ont été accomplis, la femme reste chez nous un être inférieur et nous restons bien en deçà de l'égalité homme-femme. Une femme dans nos contrées ne peut se départir de son statut de mineure à vie et cela quels que soient ses compétences ou ses diplômes. Djamila Bouhired, une icône de la Révolution, qui a fait trembler l'une des armées les plus puissantes du monde, ne peut par exemple se marier seule, il lui faut un tuteur mâle. Tout récemment une jeune fille s'est faite filmer en caméra cachée déambulant dans les rues d'Alger pour voir les réactions des mâles algériens. Tout au long de son parcours, elle n'a essuyé qu'insultes, insanités, agressivité et maudissements. On lui reproche tout simplement sa liberté, sa beauté, son désir d'exister pour elle-même. Oui, nous sommes malades de notre rapport avec la femme et, n'en déplaise à ceux qui pensent le contraire, ceci est bien une maladie qui touche essentiellement les pays arabes et musulmans. Un pays peut-il se développer en traitant la moitie de sa population comme mineure ? La réponse est évidemment non !!! Et les raisons de cet ostracisme sont multiples et intriquées : poids des coutumes d'une société patriarcale, religion, absence d'ouverture vers l'autre et la liste, là aussi, n'est pas exhaustive. Ce n'est ni un discours islamophobe ni un rejet de ma société ou de mes concitoyens, comme voudraient nous le faire croire certains gardiens du dogme et de la vertu, mais la réalité de notre quotidien. Je ne terminerais pas sans dire un mot sur un sujet là aussi éminemment tabou chez nous, en l'occurrence notre rapport aux pays arabes et à Israël. On accuse Kamel Daoud de sioniste, insulte suprême s'il en est chez nous. Là aussi je dirais, oui on doit être solidaire de la Palestine et des Palestiniens dans leur détresse, mais je peux tout a fait comprendre qu'on veuille le faire dans un cadre humaniste et non dans le cadre ethnico-racial de ce machin qu'est la Ligue arabe ou celui d'un cadre religieux de la Oumma islamique. N'oublions pas que de trahisons en reniements, les Arabes ont fait plus de tort à la cause palestinienne que de bien. Oui, mon pays est l'un des rares à avoir été constant dans son soutien au peuple palestinien et j'en suis fier, mais ceci ne doit pas nous faire oublier qu'il ne s'agit ni d'une guerre ethnique ni d'un conflit raciale ou religieux mais bien d'un problème de colonisation. Penser l'inverse c'est faire le jeu du colonisateur. On reproche aux gens et à certains de reconnaitre implicitement Israël. Il est, je pense, utile de rappeler que les Palestiniens eux-mêmes et par l'intermédiaire de l'Autorité palestinienne ont reconnu l'Etat hébreu il y a plus de deux décennies. Et actualité oblige, signalons que M. Mahmoud Abbas, président de l'Autorité palestinienne, a assisté, il y a quelques jours, à Tel-Aviv, aux obsèques de Shimon Peres qu'il a qualifié «de partenaire courageux pour la paix». Je sais que, comme disait Brassens, les morts sont tous de braves gens, mais rappelons quand même, que M. Shimon Peres était Premier ministre lors des massacres du village libanais de Cana qui avait fait 106 morts civils, en plus du fait qu'il a toujours été un défenseur acharné de l'implantation des colonies et du mur de séparation. Et l'image passée sur toutes les télévisions du monde montrant M. Mahmoud Abbas serrant la main du couple Natanyahu avec beaucoup d'entrain nous rappelle, si besoin, que les voies du Moyen-Orient sont souvent impénétrables et que rien n'est simple dans cette région. Oui, Israël est une force colonisatrice qu'il faut dénoncer. Oui, nous Algériens qui avons vécu dans notre chair les affres de la colonisation, on doit, plus que tout autre nation, être solidaire des Palestiniens, comme on doit l'être avec tout peuple colonisé. Nous devons le faire en tant qu'Algériens, en dehors de toute considération raciale ou religieuse et sans être plus royaliste que le roi. D'aucuns diront en lisant cette contribution que je suis un pessimiste pleurnichard, je leur répondrais en faisant mienne cette maxime d'Albert Schweitzer qui disait : «En moi la connaissance est pessimiste, mais le vouloir et l'espoir sont optimistes.» Ce n'est ni du masochisme ni de l'auto-flagellation mais un constat qui se voudrait lucide et constructif pour mon pays, car déformation professionnelle exige, je sais qu'aucune maladie ne peut être correctement traitée sans qu'on ait fait au préalable un diagnostic précis. C'est parce que j'aime mon pays et ceux qui l'habitent, que je suis très attaché à mes proches, que j'ai envie que mes petits-enfants soient heureux chez eux et ne soient pas tentés par l'exil que je dis tout cela. Arrêtons de nous mentir, de nous sublimer, d'embellir, de mythifier et de mystifier notre triste condition. Un grand peuple sans âme est une vaste foule, disait un poète. Car c'est ce jour et seulement ce jour-là, où nous comprendrons et seront conscients de nos faiblesses, de nos taress que nous progresserons et que nous ferons honneur à ceux qui se sont sacrifiés pour ce pays.