Carnet de voyage canadien d'Arezki Metref Comme il fallait s'y attendre, le jet-lag exécute proprement son boulot. A 5 heures du matin, une main invisible appuie sur la sonnette de ma tempe et je me réveille en sursaut. J'ai l'impression d'entendre le clairon qui nous tirait du sommeil avant le lever de soleil au service militaire pour cette séance de sport qu'on appelait ironiquement le «bol d'air». Petite pensée nostalgique dédiée à Blida et à la modeste calotte de neige qui, parfois, coiffe le mont Chréa. Comparée à la neige d'ici, c'est de la poudre de cinéma ! J'aventure un orteil hors de ma tanière. Tout le monde dort. La maison baigne dans le dernier segment de la nuit. Je regarde par la fenêtre laissée ouverte à cause de la chaleur. La large rue bordée de maisons individuelles en bois est calme. Pas même un chat ou un chien errant qui farfouillerait dans les poubelles comme à Alger ! Rien ! Une perspective sans tâche. C'est samedi, donc jour férié. Qui va commettre l'extravagance de se lever aux aurores un jour où il ne bosse pas ? Je réintègre les toiles, mais impossible de me rendormir, histoire de tenir la longue journée qui m'attend. J'essaye de lire un bouquin que j'ai emporté un peu au hasard, Cheval de Troie, de l'Australienne Colleen McCullough. Connue surtout pour son bestseller sirupeux Les oiseaux se cachent pour mourir, l'écrivaine, décédée en janvier 2015, était aussi une passionnée d'histoire antique. Elle est l'auteur d'une série de romans historiques intitulée «Les Maîtres de Rome». La petite voix acrimonieuse qui me sert de souffleur réitère ses objurgations libres de droit : «Vise-le un peu, lui, il se réveille à Montréal et il nous parle d'une Australienne qui écrit des romans sur César et Cléopâtre. Et même que celui-ci ne parle ni de César ni de Cléopâtre, pas plus que de Jugurtha.» En fait, j'étais revenu deux jours plus tôt d'un colloque sur Jugurtha où l'on m'avait parlé de cette série de McCullough dans laquelle elle évoque nos ancêtres, Massinissa, Jugurtha et les autres. Voici pourquoi cet ouvrage stationnait en soute. Impossible de lire. Trop décalé. Alors, en attendant le jour, pas mieux que de mettre en marche sa boîte à musique. Histoire d'être dans le coup, j'ai préparé dans mon smartphone Condor de fabrication algérienne une playlist canadienne non exhaustive puisqu'elle ne réunit que quelques chansons, mes favorites, celles de Robert Charlebois et de Leonard Cohen. Incroyable, The Stranger de ce dernier, ce poème triste, chanté d'une voix zen, est parvenu à me faire retrouver le sommeil ! Vers les 8 heures, réunion familiale autour de la table de la cuisine pour un breakfast kabylo-québécois basé essentiellement sur thighrifine (crêpes mille trous) arrosées au sirop d'érable. Mais il y a aussi du lait écrémé, du café, du jus d'orange en format XXXL, et ce merveilleux fromage blanc au nom exotique, Philadelphia. Il y a du beurre et s'agissant de pain, on a le choix entre celui conditionné dans de la cellophane de chez Costco, et aghroum aqoran, le pain maison, qui sort à l'instant des mains de la maman de Hakima. Les langues pratiquées autour de la table conjoignent, elles aussi, ces galaxies si éloignées : Algérie et Canada. On parle indifféremment, et parfois dans la même phrase, le kabyle, la dardja, le français avec ou sans l'accent kabyle et québécois, l'anglais. Je m'informe auprès de Hakima sur leur façon de vivre qu'elle résume ainsi : tu as une belle maison et une grosse voiture et tu passes ta vie à les rembourser ! Et toi, demande-t-elle, tu vas faire quoi là ? J'ai à peu près une douzaine de jours à passer ici et une multitude de gens à rencontrer, d'endroits à visiter. Ça se joue dans un mouchoir de poche. Il faut commencer le boulot dès maintenant. Vu la quantité de coups de fil à donner, mieux vaut résoudre d'entrée la question du téléphone. Equipé d'une puce achetée à Paris, je sais que l'usage du téléphone au Canada coûterait les yeux de la tête. Passe encore pour mes correspondants qui sont connectés sur Viber via internet. Mais les autres ? Bon, pour ceux qui se trouvent à Montréal, Hakima me prête son téléphone à crédit illimité. Reste un correspondant essentiel pour moi qui vit en dehors de la circonscription montréalaise : Hamza Debbagh. Il habite à Ottawa, la capitale administrative du Canada. Je lui envoie un mail pour lui indiquer mes coordonnées téléphoniques d'emprunt. La question du téléphone est bientôt théoriquement et provisoirement réglée. Le mieux dans un avenir très immédiat, c'est d'acheter une puce canadienne. Ce matin, j'appelle donc tous ceux que j'envisage de rencontrer pendant ce séjour. Parmi eux, bien entendu, Djamila Addar. Et mon cousin Ali. Avec ce dernier, nous convenons qu'il passe me récupérer dans une heure ou deux pour nous rendre à une activité dont vient de m'informer Djamila, un pique-nique berbère. - Ce serait bien que tu viennes, me dit-elle, tu rencontreras plein de gens. Ali arrive. Je l'avais revu quelques années auparavant à Alger. Il vit à Montréal depuis la seconde moitié des années 1990. Bien que physicien de très haut niveau, à son arrivée, Ali galère comme on dit. Il mettra des années, reprendra même des études, pour être employé à hauteur de ses qualifications. On passe chez lui déjeuner sur le pouce. Il habite à un coup de volant d'Anjou, où j'ai débarqué chez Hakima, dans un quartier du nom de Saint-Michel. En discutant, j'apprends qu'on est à cinq minutes à pied de ce segment de la rue Jean-Talon, baptisé officiellement et officieusement, au choix, le Bab el Oued ou le Barbès de Montréal. Je m'y rendrai assez souvent durant mon séjour car c'est là un excellent observatoire du ghetto algérien. Ali opte pour rejoindre le Parc d'Angrignon par le métro. Le déplacement en voiture est à proscrire le samedi à cause des bouchons, et ce, en dépit de la largeur des routes. On prend le métro à Saint-Michel, le terminus le plus au nord, direction le Parc d'Angrignon, le terminus le plus au sud. Une heure de trajet au cours duquel on a tout le loisir de constater la décrépitude des rames et des stations. Le métro, moderne lors de sa construction dans les années 1970, est aujourd'hui démodé et, pour tout dire, vétuste. Qui aurait cru qu'un jour, en dépit des circonstances, on trouverait le métro d'Alger plus rutilant que celui de Montréal ! Par contre, ce qui est remarquable, c'est le civisme des passagers. Arrivée au parc. Ali, en usager averti, nous fait sortir par la porte idoine. Mais avons-nous pris la bonne entrée du parc ? Visiblement non, car en s'enfonçant à l'intérieur de ce gigantesque jardin, aucune trace du barbecue organisé par le Centre amazigh de Montréal (CMA) auquel m'avait convié Djamila Addar. Je signale à Ali en plaisantant que là où s'élèvera la fumée d'un barbecue, se trouvera notre rendez-vous. Erreur, au fur et à mesure de notre avancée, on s'aperçoit qu'il y a une multitude de pique-niques communautaires. Ici, les Haïtiens, là les Mexicains, ailleurs des Chinois, des Tunisiens, etc. Le fumet des grillades et les morceaux de musique se télescopent dans l'air translucide d'un après-midi caniculaire. Il faudra parcourir une large surface du parc avant de tomber sur un banal écriteau, une flèche découpée dans du carton, indiquant BBQ du CAM (lire : barbecue du Centre amazigh de Montréal). On finit par dégotter les nôtres, signalés de loin par une très forte sono endiablée par les percussions des rythmes kabyles. La plupart des femmes ont revêtu la robe traditionnelle très souvent retouchée par l'esthétique de la fashion internationale. Quelques hommes en short sont affairés au barbecue. Hommes, femmes et enfants sont assis autour de tables en pierre ou à même l'herbe, déjeunant dans la convivialité. Les haut-parleurs diffusent les standards de la musique kabyle. Et je me demande ce qui différentie ce pique-nique dans un parc de Montréal d'une sortie bucolique en Algérie. Eh bien, ici flotte un air de liberté qui fait que personne ne s'occupe de son voisin, et que les gens se retrouvent autour de ce qui les unit et non de ce qui les sépare. Je finis par débusquer Djamila Addar, toujours aussi active, collant des affiches signalant ma conférence prévue pour le 4 septembre. Elle me présente Lyazid Laliam qui en sera le modérateur. Non seulement Lyazid est, comme moi, originaire de Beni Yenni, mais de plus, nous avons un lien de parenté. Ainsi aurions-nous dû nous rencontrer bien plus tôt. Nous échangeons quelques mots tandis qu'il s'affaire autour du grill et prévoyons de nous revoir les prochains jours. Je rencontre aussi Kamel Sebbouh, l'actuel président du CAM qui avait promis d'étudier la possibilité de m'accompagner en voiture jusqu'à New York. Faut dire que faire un raid à New York fait partie de mes projets très immédiats ! A un certain moment, un homme, la soixantaine, vient vers moi et dit : - Je vais te rappeler un souvenir que tu as peut-être oublié. Son visage ne m'est pas inconnu. - Te souviens-tu de la veillée funèbre de Tahar Djaout à Oulkhou ? - Oui, bien sûr. Comment peut-on oublier ce moment ? - J'avais accompagné Matoub. Ah ! voilà, oui, ça me revient. - D'un côté de cette grande salle de l'école du village, il y avait les gens du RCD, et de l'autre, ceux du FFS. Et Matoub, voyant cela, a déploré à voix haute qu'on ne puisse pas s'unir même dans le deuil et pas même le temps du deuil. S'ensuivent des discussions diverses avec d'autres convives, qui ne tardent pas à converger vers ce constat : la métamorphose au fil des ans de l'immigration algérienne de plus en plus gagnée par le port de signes ostentatoires d'islamisation des apparences. Le voile pour les femmes et la barbe canonique pour les hommes concourent à produire ce qu'un observateur appelle, peut-être un peu hâtivement, «la daeshisation du look». Notamment à Jean-Talon. C'est sans doute en cet instant que l'éventualité d'écrire quelques élucubrations sur les Algériens de Montréal, qui n'était jusqu'alors qu'une option de dilettante, s'est raffermie. Il y a assurément quelque chose à interroger... J'en reparle à Djamila Addar, à qui j'avais fait part de cette velléité : - Si tu le fais, me dit-elle, il faut absolument que tu rencontres ma fille. Elle est arrivée ici à l'âge de 4 ans, elle en a 24 aujourd'hui. Elle est doctorante à Sciences Po. Elle et ses amis de la même génération ont un regard différent du nôtre sur l'Algérie et sur le monde. Djamila m'informe aussi que tant qu'à faire, on pourrait poursuivre la soirée avec un concert de musique donné par Ali Idheflawen, accompagné du talentueux Zahir Adjou, venus tous les deux spécialement de Kabylie, en hommage à Lhacène Ziani, qui fut jadis leur parolier attitré. On appelle mon ami Ahmed Abed. Il nous attendra devant la salle du collège Jean Eddé où doit se dérouler le gala. Tout ce que Montréal compte de militants berbéristes est là pour un voyage dans le temps qui ramène au Printemps berbère de 1980, moment de grâce du mouvement berbère. Les déchirements commenceront plus tard. Vers minuit, nous sortons dans la nuit claire de Montréal. C'est Ahmed Abed qui me dépose à Anjou. Dans la voiture, on poursuit la remontée du temps, jusqu'à cette classe de quatrième de lycée où nous étions voisins de pupitre dans le cours de cheikh Mesbah. C'est une autre histoire. Mais n'a-t-elle vraiment rien à voir avec celle-ci ?