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HALTES ESTIVALES
Ce pays ne nous appartient plus...
Publié dans Le Soir d'Algérie le 28 - 08 - 2014


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Lettre d'Abdelhamid à son père
«Cher papa, ne m'en veux pas si je ne rentre pas d'Italie. J'ai tellement souffert pour avoir ce visa que je ne vais pas tout gâcher pour ce mariage qui ne me rapportera rien ! Cher père, tu m'as toujours parlé du développement de l'Algérie, du rôle de la jeunesse, et je ne te remercierai jamais assez de m'avoir aidé à trouver un emploi dans cette vieille usine où tu as trimé toute ta vie. Tu as gardé tes idéaux et tu étais toujours fier de dire que l'Algérie de la justice et de la répartition des richesses n'était pas un programme politique propre à un parti, mais une vision sacrée inscrite dans la révolution de Novembre. L'Algérie pour laquelle se sont sacrifiés les martyrs ne peut pas être autre chose que l'Algérie d'un puissant secteur public, de la justice sociale, de la juste distribution des biens, de la médecine et de l'enseignement gratuits, des vastes plans de développement. C'est toi qui m'as appris tout cela. Cher père, j'ai travaillé consciencieusement à l'usine et j'ai donné le meilleur de moi-même. Durant les années du terrorisme, j'ai passé de longues nuits à garder ce lieu de travail et lors d'une lâche attaque menée par ceux auxquels on pardonne aujourd'hui, j'ai perdu l'un de mes meilleurs amis ! En fait, j'ai gardé cette usine au chaud pour les nouveaux milliardaires qui s'enrichissent à chaque élection présidentielle ! Cher père, je ne rentre pas parce que je sais que les nouveaux riches qui ont acheté l'usine ne nous paieront pas bien et je sais aussi qu'ils chasseront beaucoup d'entre nous. Tous nos sacrifices ne représentent rien pour ces vampires du dinar et du dollar, qui vont amasser de grosses fortunes qu'ils fructifieront rapidement avant de les envoyer à l'étranger. J'ai gardé leur usine et j'ai failli être tué à cause de cela. Qu'ils en jouissent et qu'ils aillent au diable ! Papa, je te dis adieu, car ce pays ne m'appartient déjà plus. Ciao.»
Abdelhamid
Lettre de Djamila à son oncle
«Cher oncle, je t'écris aujourd'hui parce que je n'ai pas à qui m'adresser pour un problème très grave qui m'est tombé sur la tête. Mon mari est gravement malade. Depuis que notre fils est mort au maquis, tué par les terroristes, le pauvre a totalement perdu la raison. C'est arrivé le jour de l'enterrement de ce fils chéri, que nous continuons d'appeler "martyr", malgré l'opposition de Si Salem qui dit qu'il ne faut plus dire comme ça pour cause de réconciliation nationale. Tu connais Si Salem, c'est un parent de mon mari qui était vendeur de brochettes dans la banlieue et qui est devenu grand milliardaire. Il passe son temps à naviguer entre le FLN et le RND et il est maintenant attiré par le TAJ et tous les rassemblements où il y a de grands portraits du Président. Il dit que l'Algérie qui avance, c'est ça et que la réussite est au bout du chemin. Il dit aussi que ceux qui s'opposent à cette politique sont des traîtres. Je dois en être une moi qui ne pardonnerai jamais aux assassins de mon fils... Cher oncle, voilà que je divague. Mais tu connais bien ta nièce ! Revenons au sujet qui me pousse à t'écrire. Saâd, mon mari, a perdu la raison, mais ce n'est pas cela qui est le plus grave. Depuis quelque temps, les médecins ont découvert une terrible maladie qui peut l'emporter s'il n'est pas opéré rapidement. Les cliniques ont demandé huit millions et tu connais notre situation. Si je ne réunis pas cette somme dans les prochains jours, il arrivera un malheur à Saâd. Je le sens ! C'est pourquoi je te demande, au nom de la famille, de m'aider avec six millions. J'ai en effet réussi à rassembler deux briques grâce à l'aide de parents et amis. Quelqu'un m'a dit d'aller dans un grand hôpital d'Alger. Mais je ne connais personne. Y en a même un qui m'a dit, sans trop réfléchir, d'écrire au ministre de la Santé pour une prise en charge à l'étranger. Il est fou ! Il ne sait pas, le pauvre, que les hôpitaux européens, c'est pour les responsables et les riches. Quant aux hôpitaux algériens, ils sont pour nous. En principe ! Parce que, souvent, sans connaissance, on traîne des mois pour un rendez-vous ! Il nous reste les cliniques privées. Cher oncle, ne m'en veux pas d'avoir été longue dans cette missive de la dernière chance. Mais mon mari a besoin d'aide et j'irai jusqu'au bout pour le sauver... dans ce pays qui ne m'appartient plus..»
Ta nièce qui attend une réponse positive
Lettre de Kouider à Hélène
«Chère Hélène, les quelques mois qui sont passés depuis ma dernière missive m'ont semblé assez longs, très longs même. J'ai erré de région en région, de ville en ville, à la recherche d'images englouties dans la brume des souvenirs ; des images qui me rappellent les vacances de l'été 1974 et cette exquise tournée à travers l'Algérie profonde que nous avions effectuée ensemble. Pourquoi, trente années après, suis-je revenu sur ce chemin et pourquoi aije scrupuleusement cherché les traces de ce qui fut l'une des plus belles saisons de ma vie ? Tu sais, Helène, je ne connais pas grand-chose à l'amour, mais, ce jour-là, dans le crépuscule rouge et or qui tombait majestueusement sur le jardin assoupi de l'hôtel Caïd de Bou-Saâda, j'ai cru ressentir un peu de cet amour dont on parle tant dans les romans et les films... Je n'ai pas pu en parler, par timidité peut-être et j'ai tout de suite compris que je n'en parlerai jamais plus durant le reste du séjour. Pourtant, tu m'avais dit tellement de belles choses que je devais comprendre que tu étais attachée à moi. Un jour, tu m'avais écrit : "Viens en France ! Ta place est ici" Je t'avoue que cela m'avait mis hors de moi. J'étais tellement pris par ce que je faisais ici, tellement pressé de voir mon pays se hisser au rang des nations développées, tellement enthousiaste à l'idée de participer à l'édification d'une société de justice et d'égalité que je trouvais ta proposition indécente ! Penser à ma petite personne ? Rien ne pouvait me détourner de cette extraordinaire bataille que menait mon pays, sous le direction de Boumediène, pour que la famine, le sous-développement, la maladie et l'ignorance reculent. Pour que les nababs n'écrasent plus, avec leur argent et leur arrogance, les masses populaires ! Nous avions tant donné au secteur public, tant souffert, tant lutté ! Aujourd'hui que nous bradons tout cela au rayon des soldes, aujourd'hui que je pleure tous les abandons et les reniements, que je découvre, chaque matin, l'immense gâchis d'une politique néolibérale qui se traduit par la paupérisation de la population et le creusement de l'écart entre les classes privilégiées et les couches déshéritées, je regrette amèrement de ne pas avoir suivi ton conseil. Je viens de la poste et les quelques sous qui sont dans ma poche et qui représentent ma pension de retraité ne me suffiront même pas pour vivre (survivre) jusqu'à la moitié du mois. J'ai tout donné à ce pays et je n'ai rien gagné. Ils nous ont eus ! Nous y avions tellement cru que nous oubliâmes de penser à nous ! Il nous suffisait d'attendre de lire le bonheur sur les visages des sans-grade et de voir le bonheur collectif submerger nos terres ! Cela aurait pu nous consoler et nous aurions accepté toutes les privations, tous les sacrifices, mais à voir le train de vie des uns et l'immense désespoir des autres, nous avons aujourd'hui l'impression d'avoir été les dindons de la farce. Car, pendant que nous bâtissions ce pays, ils amassaient de l'argent... Hélène, ne m'en veux pas d'avoir évoqué cela. Ce sont les élucubrations d'un vieux nostalgique, un grand cadre de l'époque qui ne mange même pas à sa faim. Oui, je te l'avoue, enfin, aujourd'hui, je quitterai ce pays sans problème. Il ne m'appartient plus. Il appartient aux nouveaux riches...
Kouider qui attend ta réponse


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