Ali nous re�oit avec son large sourire plant� de belles dents, remarquablement align�es comme les pins qui cavalent derri�re lui, � l�or�e de la for�t. Il est agit� par une quinte de toux qui fait trembler tout son �tre. Une sale toux dont l��cho retentit au plus profond des bois mitoyens, envahis par un beau soleil de printemps. Le beau temps est revenu. D'un coup, sans avertir personne. La chape de plomb qui nous �touffait a disparu soudainement, comme si quelqu�un, derri�re un tableau de commande, venait d�appuyer sur un bouton pour lib�rer le bleu du ciel et faire voler les nu�es de papillons sur les champs barbouill�s de couleurs multicolores. Au douar, tout le monde parle d�Ali. C�est un �patriote�. Il fait partie des gens qui ont pris les armes pour d�fendre le lieu-dit contre les terroristes. Il a pass� des nuits blanches dans la for�t et �a a laiss� des traces. Aujourd�hui, il est malheureux parce que les terroristes, dont il croyait s��tre d�barrass�, le d�fient. L�un d�eux, un voisin, est revenu apr�s dix ann�es de maquis. Ali m�a dit que ce terroriste le narguait en lui disant des choses pas gentilles comme �Tu es le collabo des gendarmes� ou �Qu�est-ce que t�a rapport� l�engagement dans les forces antiterroristes ?� Ali est malade. Il a un poumon pourri. Et personne ne vient � son aide. Dire qu�il a veill� sur les siens pendant des ann�es ! Pas seulement sur eux, mais sur la R�publique ! Mais c�est quoi la R�publique ? Vue d�ici, elle n�a l�air de rien, si ce n�est de quelque chose d�immense et de flou qui court sous les nuages pour s�arr�ter devant la mer. Je suis malheureux pour Ali. Je vais faire une qu�te pour qu�il puisse se soigner, puisque la R�publique ne l��coute pas. L�autre jour, autour d�un plat traditionnel bien chaud, Ali a d�cid� de me raconter ses aventures : �Tu sais, je n�ai rien d�un patriote ! D�ailleurs, quand cette sale guerre a commenc�, je m�en foutais royalement. Je voulais simplement avoir la paix ! Les souvenirs de l�autre guerre sont encore bien vivants pour que nous en voulions une autre ! Notre grande malchance est que notre douar est situ� � la lisi�re d�une grande for�t qui donne sur toutes les r�gions limitrophes. C�est un lieu de passage oblig� pour des gens qui choisissent le maquis. D�un c�t�, tu as le passage vers Ouenza et toute la r�gion de T�bessa. De l�autre, tu peux joindre S�drata, A�n Beida Khenchela et tout l�Aur�s. A l�Est, tu te faufiles tranquillement vers la fronti�re tunisienne. Et, au milieu, c�est un chemin tout indiqu� pour rentrer dans les montagnes de la r�gion de Souk- Ahras, � travers Oued Chouk. Guelma est �galement accessible � partir d�ici. Voil� pourquoi, notre douar allait subir des pressions intenables. La nuit, c��tait les moudjahidine. Moi, j��tais gosse et je n�y comprenais rien, mais mes parents leur donnaient � manger et ma m�re passait son temps � cuire les galettes. De ce que j�ai entendu, j�ai cru comprendre que mes parents faisaient cela de leur propre gr� et ils disaient que c��tait leur devoir. Le jour, nous recevions la visite des soldats fran�ais qui voulaient tout savoir sur le mouvement des fida�s. Ils �taient tr�s m�chants et je tremblais � la simple apparition de leur colonne motoris�e derri�re la butte menant � notre douar ! �Ce n��tait pas la joie. Tant de privations, de sacrifices, de peurs allaient cependant conna�tre leur terme un certain 5 juillet 1962. Mais, rien ne changea depuis, si ce n�est qu�un gros engin est venu am�nager la piste qui est redevenue comme avant au bout de quelques ann�es. Si, si, quand m�me : il y a l��lectricit� et les gens du parti qui venaient � la veille de chaque �lection. Mais, on �tait bien content de vivre en paix. Apr�s la mort de mon p�re, j�ai agrandi la ferme et j�ai pu constituer un troupeau de moutons qui faisait des jaloux dans la r�gion ! �Mais qui pouvait donc pr�voir cette autre catastrophe qui allait nous tomber sur la t�te : le terrorisme ? Comme je vous l�avais expliqu� plus t�t, quiconque monte au maquis et circule d�Est en Ouest et du Nord du Sud, passe par chez nous. La densit� de la for�t et son prolongement vers toutes les directions lui offrent la meilleure des s�curit�s. �Au d�but, je m�en foutais. Mais, un jour, la gendarmerie est venue arr�ter un voisin qui s�est av�r� �tre un dangereux terroriste. Convaincus que j�ai vendu leur copain aux autorit�s, ses amis d�cid�rent de me trancher la gorge et c�est ainsi que je suis devenu leur ennemi. Moi, je n�ai vendu personne. Certes, je ne suis pas un h�ros, mais je n�aime pas �a ! Mais allez leur faire comprendre que je n�ai rien � voir avec tout �a ! �Il ne me restait plus qu�� fuir. Mais pour aller o� ? Dans la for�t pardi ! J��tais comme eux, pr�s d�eux, suivant les m�mes chemins, fr�quentant les m�mes abris. Je les fuyais mais je suis all� dans leur propre fief ! Pour me prot�ger, j�avais pris mon fusil. Parfois, la nuit, et apr�s maintes pr�cautions, j�allais chez moi pour me ravitailler et voir les enfants. Je devais faire tr�s attention, car ils risquaient de me surprendre. Ils avaient des yeux partout�� Ali souffle un peu, ramasse une grande cuiller�e de couscous et poursuit, la bouche pleine : �Les gens me prenaient pour un h�ros. Combattre les terroristes tout seul, tu parles ! En fait, j�avais tr�s peur. Ainsi j�ai v�cu jusqu�� la fin de ce qu�ils appellent maintenant la trag�die nationale et qui fut un v�ritable cauchemar pour moi et ma famille ! Ce que j�ai gagn�, c�est cette terrible souffrance au niveau du poumon. Les veill�es, les conditions de vie dans la for�t, les rigueurs du froid, �a ne pardonne pas ! Mais comme j�ai tout perdu durant ces ann�es, je n�ai plus de ressources pour me soigner convenablement. �Dis, tu penses que j�ai un probl�me de sant� s�rieux ?� Je tente de le rassurer. Nous sommes au dessert. Il savoure une belle mandarine, en montrant sa dentition parfaite. Puis, on nous sert le th�. Il allume une cigarette sans filtre et je saute sur l�occasion : �Dis Ali, tu ne penses pas plut�t que tes ennuis de sant�, tu les dois � cette saloperie que tu avales ! - La cigarette ? Peut-�tre ! Mais la montagne aussi ne pardonne pas ! Dieu seul sait ce j�ai endur�, mais ce n�est rien par rapport � l�enfer v�cu par les moudjahidine. Je trouve qu�on ne parle pas assez de ces souffrances ! C�est atroce ! Marcher sous une pluie battante et ne pas pouvoir se changer. Marcher et marcher encore avec ses v�tements mouill�s, tremp�s de fond en comble ! Et par des froids sib�riens ! Non, �a aussi, �a laisse des traces sur les poumons� - Et maintenant, comment �a se passe ? - A part ce poumon pourri, je suis harcel� par les terroristes lib�r�s. Ils me lancent des mots pas tr�s gentils, du style : �Qu�est-ce que tu as gagn� ?� ou encore �Ton tour viendra�, ou �Va, cours � la gendarmerie dire � tes ma�tres que nous sommes l� !� Ali baisse la t�te. Il murmure � peine ces quelques mots que j�ai des difficult�s � saisir : �L�un d�eux m�a m�me dit : Ali, tu viendras � la banque le jour o� ils me donneront le magot�� J�essaye d�expliquer � Ali que ce sont des ragots, qu�il ne faut pas y attacher de l�importance et que le gouvernement n�est pas tomb� sur la t�te pour payer les terroristes ! Non, il faut qu�il cesse de penser � ces choses-l�. Et, pour lui semer quelques brins d�espoir dans sa t�te de d�sabus�, je lui promets de l�aider. Il pense qu�un journaliste est un type important qui a des connaissances et des entr�es partout. Si tu savais, fr�re Ali� Il se fait tard. C�est l�heure de partir. Ali nous salue avec le m�me sourire plant� de belles dents, remarquablement align�es comme les pins qui cavalent derri�re lui, � l�or�e de la for�t. Il est agit� par une quinte de toux qui fait trembler tout son �tre. Une sale toux dont l��cho retentit au plus profond des bois mitoyens, parcourus par les premi�res ombres de l�obscurit� envahissante. M. F. P.S. : A Mohammed Benchicou : te souviens-tu des r�unions houleuses de la section syndicale UGTA d� El Moudjahid ? De feu Rachid Maouche ? De Mohammed Hamdi ? De Fodil Ourabah ? De Abdennour Dzanouni (ton beauf !) et de tous les autres fr�res, engag�s, comme nous, dans la d�fense des droits moraux et mat�riels des travailleurs de notre entreprise. C��tait le vrai syndicat. Pas l�esp�ce de succursale du patronat que l�on conna�t aujourd�hui ! Pas cette chose qui applaudit les r�formes d�sastreuses de l�ultralib�ralisme ! Et c��tait le temps o� il n�y avait aucun journaliste en prison. On nous respectait ! M�me lorsque nous sign�mes la p�tition du fameux �printemps berb�re� de 1980, et m�me si la SM faisait son boulot dans la discr�tion, on ne nous jetait pas, comme de vulgaires malfrats, dans les ge�les sinistres d�El Harrach�