[email protected] A Khalid mon fils. � la m�moire de mon �poux Mohamed R�da, assassin� le 17 octobre 1994 par le terrorisme islamiste. Ce 26 f�vrier 2005. Il est vingt-deux heures trente et Aziz se dit d�sol� de me tirer de mon sommeil. En fait, lorsque la sonnerie du t�l�phone a retenti, je ne m'�tais pas encore endormie et Aziz sait qu'il ne m'importune jamais. Comment oublier qu'il fait partie des rares amis fid�les � la m�moire de Ryad ? Les autres auxquels mon �poux avait g�n�reusement accord� sa confiance et son amiti� se sont �vapor�s dans la nature sit�t leur �fr�re� mis en terre. Je les revois, bombant le torse, le jour de l'enterrement. Je les entends encore : �Nous serons toujours � tes c�t�s ! Sache que tu pourras compter sur nous !� Pour quelles raisons mentaient-ils ? Je n'exigeais ni n'attendais rien d'eux. Je savais qu'� I'instant m�me o� ils abandonneraient le d�funt � sa derni�re demeure, ils me tourneraient le dos : j'�tais devenue infr�quentable � leurs yeux. N'avaient-ils pas dit, eux aussi : �Il est mort � cause d'elle� ? Dix ans se sont �coul�s depuis cette funeste journ�e. Je ne les ai jamais revus. Leurs visages et leurs noms se sont effac�s de ma m�moire. �Il est mort tout � I'heure, � vingt-deux heures�, me dit Aziz. Un cousin germain de Ryad lui a annonc� la nouvelle du d�c�s de mon beau-p�re et l'a charg� de m'en informer. Pour quelle raison ce parent a-t-il pris cette initiative ? Il sait bien que ma belle famille n'appr�cierait gu�re ma pr�sence aux obs�ques et que, pour ma part, je n'ai pas l'intention d'y assister. L'id�e de r�conciliation ne m'effleure plus l'esprit depuis longtemps. Je r�ponds : �Ah bon !� sans autre commentaire. Apr�s avoir raccroch�, je reprends la lecture d'un livre d'Anouar Benmalek, L'Enfant du peuple ancien. Je l'ai commenc� cet apr�s-midi et suis impatiente de conna�tre la fin tant l'histoire est passionnante. Mais soudain, ma vue se brouille. Les lignes se chevauchent et les mots deviennent flous... Je n'ai plus revu Hadj-Omar (mon beau-p�re) depuis 1994, et ce serait une tristesse toute feinte de dire que je suis pein�e. Sa disparition ne m'�meut pas. Le seul sentiment qu'elle m'inspire est le regret de n'avoir pas eu la chance de voir Ryad vivre aussi longtemps que son p�re. Celui-ci quitte le monde des vivants, presque centenaire. Mais alors pourquoi cette sensation �trange qui s'empare de moi ? Je ne puis nier que la mort de mon beau-p�re rouvre ce soir des plaies que je pensais cicatris�es, et ravive une douleur que je croyais bien enfouie en moi et que j'esp�rais avoir oubli�e. Je n'aime pas les mots �hasard�, �providence� ou �mektoub �. Ils enferment l'homme dans un fatalisme affligeant. Pourtant, ma rencontre avec Ryad a �t� ma chance et mon destin. Mais j'�tais alors � mille lieues d'imaginer que Hadj- Omar, qui fr�quentait les m�mes amphith��tres que moi, �mon camarade de promotion�, deviendrait un jour mon beau-p�re. Apr�s l�Ind�pendance, des fonctionnaires non bacheliers comme lui, se virent accorder le droit d'acc�der � l'universit�. Pr�sident du tribunal d'Alger en 1965, il avait naturellement choisi la facult� de droit. Il avait cinquanteneuf ans et une passion hors du commun pour l'�tude. J'admirais son courage, son s�rieux et il m'amusait lorsqu'il consid�rait avoir �t� mal not�. Il n'�tait pas le seul cadre de l'�tat dans notre promotion, mais c'�tait lui que les uns et les autres sollicitaient pour des explications ou �claircissements. Son exp�rience nous �tait pr�cieuse. Le praticien du droit qu'il �tait, par ses fonctions de magistrat et celles d'interpr�te judiciaire avant l'Ind�pendance, avait une sacr�e longueur d'avance sur les jeunes �tudiants � peine sortis du lyc�e que nous �tions. Il jonglait avec la proc�dure tandis qu'elle nous semblait un �cheveau inextricable. Grand et mince, il �manait de tout son �tre une r�elle aust�rit�. Le Coran et les hadiths n'avaient aucun secret pour lui qui �tait parfaitement bilingue. Aussi est-ce avec effroi qu'il assista, impuissant et silencieux, � la mont�e puis � l'explosion de la violence islamiste. Sa connaissance de l'islam lui avait en effet enseign� une certaine tol�rance. Je dis �certaine�, car je me souviens de ses col�res m�morables lorsque je lui faisais remarquer les discriminations dont est l'objet la femme musulmane. �Lorsqu'on est croyant on accepte sa religion telle quelle�, r�pliquait-il. J'ai �galement en m�moire l'intransigeance absolue qu'il manifesta le jour o� un �tudiant fit un expos� sur �I'h�ritage en droit musulman�. Ce dernier avait insist�, dans sa conclusion, sur le fait que l'in�galit� entre les filles et les gar�ons en la mati�re �tait contraire au principe constitutionnel consacrant l'�galit� des sexes. Hadj-Omar s'�tait montr� fortement choqu� et sa rectitude ne pouvait justifier cette obstination � refuser tout point de vue oppos� � ce qu'il appelait �ses convictions religieuses �. Mon beau-p�re �tait respect� parce que respectable : sa double culture, son savoir, ses connaissances, avaient forg� � la fois un islamologue incontest� et un juriste talentueux. Mais la froideur qui se d�gageait de tout son �tre ne le rendait pas attachant. En juin 1968, licenci�e en droit et dipl�m�e de l'Institut d'�tudes politiques, je postulais pour la profession de magistrat. Apr�s avoir pr�t� serment en d�cembre de la m�me ann�e, je fus nomm�e juge au tribunal, avec pour chef hi�rarchique... le pr�sident Hadj- Omar. Ponctualit�, rigueur et travail bien fait, �taient ses trois devises. Je m'y suis adapt�e sans difficult� : ma m�re avait inculqu� les m�mes valeurs � ses enfants. Pour autant, elle ne nous avait pas appris ce qu'�taient l'exclusion et le rejet de l'autre. J'ai d�couvert plus tard � mes d�pens que de telles lacunes ne se comblent jamais. J'ai fait la connaissance de Ryad en mai 1969, chez un couple d'amis. Son sourire, son humour, son respect de l'autre et sa grande culture m'ont imm�diatement conquise. Au bout de quelques mois, nous avons d�cid� de nous marier. Ryad a parl� de notre projet � ses parents. �C'est une fille de bonne famille�, lui a r�pondu mon futur beau-p�re. Mais sa femme ne l'entendait pas de cette oreille : elle s'�tait mis en t�te de donner pour �pouse � son fils une de ses ni�ces qui �tait, comme elle, de Mascara. Pour ma part, je n'avais nullement l'intention de c�der ma place � cette cousine de Ryad, tout en �tant consciente que je ne ferais jamais partie du clan. Un an plus tard, je convolais en justes noces avec l'homme que j'avais choisi et aim�. Le premier et le dernier. Qui de nous deux a �t� le plus t�m�raire ? Est-ce lui qui m'a impos� � sa tribu ? Ou moi qui ai forc� la porte en sachant que je repr�sentais tout ce que sa famille d�testait ? �Lorsqu'on entre dans une nouvelle maison, on s'adapte aux us et coutumes de la famille. Ce ne sont pas dix personnes qui doivent changer d'habitudes, c'est � la belle-fille de s'int�grer�, me dit l'a�n�e de mes belles-s�urs, alors que je n'�tais encore qu'une jeune fianc�e. Le message avait pour but de me faire fuir, mais il n'eut pas l'effet escompt�. Je ne me suis pas laiss� d�courager. D'embl�e, ma belle-m�re me surnomma �el-gaouria�, c'est-�-dire l'occidentalis�e, la Fran�aise. Je d�couvrais un monde scl�ros� et scl�rosant. Instruites ou analphab�tes, les femmes baissaient les yeux, ne parlaient pas, chuchotaient entre elles et leurs opinions �taient celles des hommes. Le rire �tait quasiment interdit, l'ambiance morose et le r�glement strict. Issue d'un milieu familial o� la complicit�, l'amour et l'humour tenaient une place de choix, je ne comprenais pas pourquoi je choquais ma belle-famille en osant m'exprimer, penser, �crire et dire. Un jour, I'une des s�urs de Ryad � universitaire comme les deux autres � �voqua le code de la famille. Ce fut pour me dire que les f�ministes �taient des �cervel�es et des d�vergond�es : �La loi est parfaite et la musulmane a tous les droits�, assurait-elle. Les imams islamistes � la barbe longue et aux id�es courtes ne disent pas autre chose dans leurs pr�ches. J'�touffais et j'avais l'impression de respirer un air vici�. La pr�sence de Ryad � mes c�t�s �tait un profond r�confort. Il �tait diff�rent des autres. Il ne regardait pas sa femme comme un objet ou un souffre-douleur. Nous avons partag� les m�mes certitudes, les m�mes convictions, la m�me ex�cration de l'intol�rance. Contrairement � sa famille, il �tait convaincu que l'�tat th�ocratique et l'obscurantisme n'�taient pas des fatalit�s incontournables. Il l'a pay� de sa vie et notre bonheur conjugal a vol� en �clats en un apr�s-midi, sous le coup de la haine et de la b�tise humaine. Cette douleur n'�tait-elle donc pas suffisante ? Fallait-il que ma bellefamille m'en ass�ne une autre ? Je referme le livre de Benmalek. Je prends une feuille et un stylo. Je pourrais m'installer face � mon ordinateur, mais ce soir, je veux tracer chaque lettre au feutre rouge. Rouge comme le corps ensanglant� de mon �poux. Rouge comme la robe de juge qu'a rev�tue mon beau-p�re pour me condamner sans m'entendre. Cette nuit, Ryad me tiendra compagnie. J'�crirai pour lui, pour nous deux. C'est �trange... J'ai bien connu le vieil homme qui vient de mourir, et pourtant j'ai l'impression de ne jamais l'avoir rencontr�. Pourquoi donc sa disparition r�veille-t-elle ma blessure ? Ryad comprendra-t-il ce soir que, comme l'�crit G�rard Miller, �la m�moire n'a pas pour vocation d'arrondir les angles, d'�liminer la moindre asp�rit�. Elle fait vivre au contraire la dimension du r�el et donne de la force aux mots : m�moire et v�rit� (2)�. Sait-il ce qu'ils ont fait � sa femme et � son fils ? Que conna�t-il de nos souffrances ? Je n'ai rien oubli� : la mort n'a pas pour effet de nous rendre amn�siques, ni d'absoudre ceux qui quittent le monde des vivants. Je sais que demain, nombreuses seront les voix qui croiront utile de se faire entendre pour me prodiguer des conseils : �Il faut lui dire adieu� ou �Samir doit se rendre � l'enterrement de son grand-p�re�... R�pondre � ces tartufes, pol�miquer avec eux ? Peine perdue. Quand ils disent �il faut�, �tu dois�, ils croient d�tenir la v�rit�. Il n'y a pas si longtemps, sous pr�texte de nous rendre service � les avait-on seulement sollicit�s ? � ils avaient sugg�r� � mon fils de pardonner l'offense qui nous avait �t� faite. Leurs pressions quasi quotidiennes avaient eu raison de moi... Lorsque ma belle-m�re opposa une fin de non-recevoir � notre d�marche de r�conciliation � c'�tait en 1998 � ces �bons amis� eurent le toupet de m'expliquer que ma conscience �tait d�sormais en paix ! Je ne me souviens pas leur avoir dit qu'elle �tait troubl�e par quelque infraction que j'aurais commise. Il est minuit, j'ouvre le secr�taire et sors la lettre de Hadj-Omar d'une chemise cartonn�e. Je ne l'ai pas relue depuis 1994. C'�tait le 8 novembre, je me trouvais � Paris pour aider Samir � s'inscrire � I'universit� et le mettre ainsi � I'abri du GIA qui avait annonc� son assassinat. Je revois encore la sc�ne. Dix heures du matin... Le facteur me remet une enveloppe libell�e � mon nom. Je reconnais l'�criture fine de mon beau-p�re et je suis heureuse de voir qu'il a pens� � nous. La lettre est courte et le choc d'une violence extr�me. Hadj-Omar a choisi ses mots. Aussi tranchants que des couteaux bien aff�t�s. Ryad, son fils, a �t� assassin� il y a moins d'un mois et c'est lui qui nous ass�ne le coup de gr�ce. Avions-nous besoin de cela ? �Il convient de r�sister � la souffrance morale en rejetant toute id�e de faute susceptible de vous torturer l'esprit et diviser la famille�, �crivait-il. N'importe qui aurait pu recevoir ce message comme un tr�sor de mansu�tude. Mais pas moi qui avais entendu les mots terribles d'el-Hadja, ma belle-m�re, et de ses filles le jour m�me des fun�railles de Ryad : �C'est de sa faute, elle l'a tu� !� J'�tais coupable ! En m'enjoignant de ne pas diviser la famille, de r�sister � la souffrance, l'ancien magistrat me signifiait qu'en grand seigneur, il voulait bien m'accorder des circonstances att�nuantes et qu'il y avait bien eu faute de ma part. Quand j'avais entendu la condamnation sans appel de ma belle-m�re, j'avais �vit� de r�agir, feignant l'indulgence : si j'�tais l'�pouse meurtrie, elle �tait la m�re bris�e. Celle qui avait port� son enfant, qui l'avait senti bouger en elle. Celle qui l'avait mis au monde... Ce 18 octobre 1994, je m'�tais dit qu'il fallait faire preuve de sagesse et accepter de tenir le r�le du bouc �missaire. Je voulais lui permettre d'exorciser sa douleur en ignorant la mienne. Pourtant tous sans exception savaient qui �taient les vrais assassins. Que me reprochait donc ma belle-famille ? D'avoir dit et �crit que l'�tat totalitaire n'a jamais �t� synonyme de progr�s ? Je l'ai fait avec l'assentiment de Ryad qui �tait mon premier lecteur. En se taisant, Hadj- Omar a-t-il �vit� � des imams d'�tre assassin�s ? Son mutisme et celui d'autres th�ologiens ne nous a pas prot�g�s de la folie meurtri�re des islamistes. Les parents de Ryad avaient-ils d�j� oubli� qu'aller chaque jour � son cabinet dentaire �tait sa mani�re � lui de s'opposer � cette folie : �Toi, tu �cris, me disait-il. Moi, ma seule fa�on de r�sister, c'est mon travail. Je n'y renoncerais pas et je m'en remets � Dieu.� Il exer�ait dans un quartier de la Casbah connu pour �tre le fief des ultra-int�gristes. Et si Ryad n'avait pas partag� mes convictions, comment aurais-je pu tenir le coup et continuer � me battre aux c�t�s d'autres compatriotes courageux ? Ses parents avaient-ils d�j� oubli� les nombreuses marches, les rassemblements contre le terrorisme auxquels il avait particip� en blouse blanche dans le carr� des m�decins et dentistes, sans se cacher, sans dissimuler son visage ? Avaient-ils d�j� oubli� qu'en mai 1994, la m�re d'un terroriste �tait venue le solliciter pour qu'il prodigue des soins � son fils bless� � la m�choire ? Ce furent les forces de s�curit� qui s'occup�rent de son rejeton. �Jamais je ne soignerai les �gorgeurs de nourrissons�, m'avait dit Ryad. En me rendant responsable de sa mort, sa famille a d�pr�ci� son sacrifice. Ryad r�p�tait souvent que �se cacher et se taire, est plus facile que r�sister�, ou que �les l�ches meurent cent fois�. Je me souviens des appels t�l�phoniques anonymes en 1993. � l'autre bout du fil, une voix disait seulement : �Tu mourras.� Ou faisait entendre des versets coraniques ayant trait � la mort et aux ch�timents de l'enfer. Le soir, la nuit, il d�crochait d�s que retentissait la sonnerie, car il ne voulait pas que je subisse cette torture quotidienne. La mort n'�tait m�me plus une menace, c��tait presque un �tat de fait. Les Br�siliens appellent cela l� anuncio : les tueurs d�truisent psychologiquement leurs victimes avant de passer � l'acte. Un jour, en 1993, sa m�re m'avait demand� si les terroristes avaient menac� Ryad et Samir ? Peut-�tre aurais-je d� lui dire alors la v�rit� et lui montrer les deux lettres de condamnation � mort que le GIA nous avait fait parvenir. Mais j'avais r�pondu : �Rassure-toi, je suis la seule menac�e.� Elle avait repris : �Toi, tu les provoques. Pourquoi les insultes-tu ? Pourvu qu'ils �pargnent mon fils.� Comment lui expliquer que l'assassinat de l'un de nous trois �tait programm� ? Nul ne pouvait dire d'avance ni o�, ni quand, ni qui ; mais je savais que Ryad �tait une proie facile, lui qui allait travailler chaque jour. Pouvais-je emp�cher mon �poux d'agir comme il l�entendait, alors que l'id�e de me soumettre au diktat des islamistes ne m'a jamais travers�e l'esprit ? Est-ce l� ma faute ? Nous l'avons alors commise ensemble : lui et moi. Le clan allait me la faire payer. La disparition de mon mari a offert � sa famille l'occasion de solder ses comptes avec l'�trang�re que je n'avais jamais cess� d'�tre, avec la femme qu'el-Hadja n'avait pas choisie pour son fils et qui lui avait �t� impos�e. Notre �crime� a �t� de nous aimer et de croire aux m�mes valeurs. C'est la seule et unique infraction que je veux bien assumer. Quelques mois avant le drame, le p�re de Ryad m'avait sugg�r� de traverser le quartier o� r�side ma belle-famille, les cheveux dissimul�s sous un foulard : �Ce sera plus discret �, disait-il. Fermement soutenue par mon mari, j'avais oppos� un refus cat�gorique. Ce jour-l�, le fils avait dit � son p�re : �La vertu d'une femme, et de la mienne en particulier, ne d�pend pas d'un morceau de tissu.� Hadj-Omar s'en �tait all�, d�pit� et furieux. Le patriarche n'aimait pas �tre contredit. Pourtant, en d�pit des apparences, ce n'�tait pas lui qui menait le bal chez lui. Il le croyait, mais ce n'�tait qu'une illusion : en r�alit�, la m�re de Ryad d�cidait de tout. Imposante, cette femme au caract�re bien tremp�, ordonnait, commandait, exigeait... Elle recevait beaucoup mais ne donnait rien, pas m�me son affection. Rus�e, elle �vitait de m'affronter en pr�sence de son fils, et elle avait plus d'un tour dans son sac. R�solue � faire craquer notre couple, elle me harcelait. Elle n'avait d'ailleurs pas attendu longtemps pour me donner un aper�u de son autoritarisme. C'�tait un matin de 1970, tout juste cinq jours apr�s notre mariage. Elle avait appel� Ryad au t�l�phone, pour lui demander d'�courter notre voyage de noces afin de tenir compagnie � son unique fr�re qui �tait venu des �tats-Unis o� il r�sidait, depuis 1963. �Il s'est d�plac� pour toi et tu ne trouves rien de mieux � faire que de partir�, lui avait-elle reproch� s�v�rement. �Avais-tu donc besoin de lui offrir ce voyage ?� avait-elle ajout�. Le fr�re, quant � lui, n'avait pr�sent� aucune dol�ance. Sa m�re avait d�cid� � sa place. J'ai moi-m�me propos� de rentrer � Alger, refusant de me quereller avec Ryad, comme elle l'aurait souhait�. Un mois apr�s notre mariage, elle nous imposait d'h�berger chez nous l'une de ses trois filles, la benjamine, sous pr�texte que l'universit� qu'elle fr�quentait �tait plus proche de notre domicile. Pendant cinq ans, j'ai d� subir la pr�sence de celle qui �tait charg�e de l'informer de mes moindres faits et gestes. Lorsqu'un meuble, un bibelot ou tout autre objet plaisait � la m�re de Ryad, elle s'en emparait sans mon autorisation : �Je suis chez mon fils et je fais ce que je veux.� Qui aurait eu I'outrecuidance de la contredire ? Il me revient, � ce propos, un bien douloureux souvenir. En septembre 1994, nous avions souhait�, Ryad et moi, prendre quelques jours de vacances en France pour d�compresser et feindre d'oublier les condamnations � mort que le GIA avait lanc�es contre nous. La veille de notre d�part, ma belle-m�re, accompagn�e de Hadj-Omar, avait d�cid� de passer la journ�e chez nous. Elle en avait profit� pour emballer dans des cartons tout ce qui lui tombait sous la main, justifiant sa razzia par le fait que nous n'allions pas revenir. Pourtant, jamais nous n'avions parl� d'exil ou de d�part sans retour. Ryad la regardait faire. Elle l'aga�ait. C'est alors qu'il avait prononc� ces paroles terriblement pr�monitoires : �Voudrais-tu t'emparer de mes biens sans attendre que je sois mort ?� Elle avait paru g�n�e mais ne s'�tait pas pour autant arr�t�e d�emballer vaisselle, bibelots, tapis et autres objets. Apr�s la fille � la maison, ou plut�t simultan�ment, nous avions eu droit � la valse des cousins et cousines. Ou encore celle des �cousins des cousins�. Il serait inutile d'expliquer ce qui les unissait les uns aux autres et j'ai moi-m�me renonc� � comprendre. Ils venaient de A�n- Sefra, B�char, Oran, Kenadsa, Mechria, Mascara, Sidi-Bel-Abb�s, Tiaret, Tiout, Tlemcen, sans compter ceux qui r�sidaient � Alger. Tant�t l'h�bergement �tait de longue dur�e, tant�t il �tait m�me illimit� dans le temps. Je relevais tous les d�fis en me jurant que ma belle-m�re ne parviendrait pas � ses fins : me s�parer de Ryad. Pourtant, j'avoue avoir �t� parfois d�stabilis�e par ses agissements et ceux de ses filles. Heureusement, maman m'avait appris � r�sister, � me battre contre les al�as de la vie, � dire non � �Le oui est facile�, r�p�tait-elle �, � devenir une ma�tresse de maison accomplie, une femme passionn�e par son m�tier. Elle ne m'a jamais initi�e � et je lui en suis profond�ment reconnaissante � aux jeux destructeurs des �belles-m�res contre leurs brus�. Jalouse de son ind�pendance et de sa libert�, elle n'imaginait pas de pi�tiner celle des autres, pas m�me celle de ses enfants. Mes journ�es de femme d'ext�rieur et d'int�rieur �taient ext�nuantes et je ne comptais plus les visites inopin�es des neveux et des ni�ces de Hadj-Omar... ou de sa femme. Leur spacieuse villa aurait �t� certainement plus confortable pour leurs invit�s que notre appartement. Mais possessive et d�voreuse, la m�re de Ryad ne m'avait pas pardonn� de r�sider loin d'elle, � distance de la tribu. Je devais payer pour cela. Surtout, je n'�tais pas son choix. Elle n'aimait que les femmes soumises, qui lui ob�issaient. Je ne leur ressemblais pas. Elle d�testait les gens que ma m�re m'avait appris d�s l'enfance � aimer et respecter, les �autres�, quelles que soient leur couleur de peau, leurs croyances religieuses ou leur nationalit�. El-Hadja d�veloppait une antipathie et une aversion sans commune mesure et sans espoir de gu�rison � l'�gard des juifs et des chr�tiens. Elle me reprochait s�v�rement d'en faire mes amis. Ils le sont toujours, Dieu soit lou� ! Son racisme, son antis�mitisme �taient primaires et m�prisables. Son r�gionalisme visc�ral. Que de fois l'avais-je entendu dire : �Mon fils a �pous� une m�cr�ante !� Sans doute n'a-t-elle jamais compris que je crois en un Dieu universel. L'un de ses gendres d�origine kabyle a attendu cinq ans pour lui arracher sa b�n�diction. Mais il n'en conservait aucune rancune. C'est plut�t contre moi qu'il avait d�cid� de prendre sa revanche. � l'instant m�me de la disparition de Ryad, il devint le ma�tre � bord. Il pouvait d�sormais tirer un trait sur son enfance mis�rable et malheureuse. Se montrant � mon �gard plus f�roce que les autres, il s'est mis � raconter ici et l� que Ryad s'�tait s�par� de moi �parce qu'il ne partageait pas mes id�es�. Cet affront ind�l�bile avait, un jour, fait sortir de ses gonds une dame venue pr�senter ses condol�ances : �S'il �tait oppos� au combat de sa femme, pour quelles raisons les islamistes l'ont-ils assassin� ?� Qui a os� dire que les femmes manquaient de logique ? C'est encore lui qui a tent� d'expliquer ma rupture avec ma bellefamille par le fait que j'entendais jouir de ma libert� de veuve. Invention d'un esprit probablement traumatis� par les longues ann�es de proc�dure qu'avait d� affronter sa m�re. Apr�s son divorce d'avec le p�re de ses quatre enfants, dont ce beaufr�re, cette femme avait d� subvenir seule aux besoins de sa famille. Elle avait accompagn� � la derbouka un orchestre f�minin. Puis, peut-�tre en qu�te de protection, elle s'�tait mise en m�nage avec un homme sans passer devant M. le maire. Son compagnon refusa l�chement de reconna�tre la fillette n�e de leur union. Apr�s de longues all�es et venues au Palais de justice, I'enfant eut enfin le droit de porter le nom de son g�niteur. Sans doute le fils n'a-t-il pas pardonn� � sa m�re cette �faute�. Toujours est-il qu'il ne peut imaginer les veuves et les divorc�es sans tuteur. Faut-il l'en bl�mer ou le plaindre ? Aujourd'hui, mieux vaut en rire. Ce beau-fr�re ne saura jamais que les femmes peuvent, elles aussi, accepter de tout perdre, lorsqu'elles se battent pour leurs id�es et convictions. Je poursuis la lecture de la lettre de mon beau-p�re. �Nous n'avons pas les clefs de l'appartement, du cabinet ni de la voiture. Comment faire pour r�cup�rer nos biens ?� Leurs biens ! Dix ann�es ont pass� et j'ai envie de vomir, exactement comme la premi�re fois. Je sais que le pr�tendu chagrin des vivants et leurs larmes laissent rapidement place � la cupidit�. On ne comptait plus les �pouses, les s�urs, les filles priv�es d'h�ritage sit�t enterr� le mari, le fr�re ou le p�re. Mais comment peut-on penser aux biens mat�riels lorsque son enfant a �t� assassin� ? J'ai mal pour Ryad parce qu'il n'a �t� qu'altruisme et g�n�rosit� avec ses parents. L'ont-ils seulement aim� comme il les ch�rissait ? �tait-il un fils ou un �ch�quier�, comme il me le disait lui-m�me ? Je relis la lettre. Je relis �galement ma r�ponse. Celle dont se sert le clan pour justifier la rupture, prenant �videmment le soin de passer la sienne sous silence. Je ne regrette aucun mot, aucune des v�rit�s que j'ai �crites. Dix ans se sont �coul�s et ma rancune n'a pas faibli. Je reste convaincue que la trag�die leur a donn� l'occasion de me faire savoir que je redevenais � leurs yeux une �trang�re. Ce soir, le p�re va retrouver son fils. Hadj-Omar demandera-t-il pardon � Ryad de n'avoir pas pens� � prot�ger et � aimer Samir, son unique petit-fils ? Lui demandera-t-il pardon pour la lettre du 8 novembre 1994 ? Ce soir, Ryad m'a tenu compagnie. J'ai �crit toute la nuit. J�ai �crit pour lui et pour Samir. J'ai �crit pour dire que je ne regretterai jamais mon combat contre l'intol�rance. Ryad me manque atrocement, mais je ne le remercierai jamais assez d'avoir l�gu� � son fils et � sa femme une belle page d'histoire. Douloureuse, mais si belle ! Ce soir, le patriarche s'est �teint et je ne ressens rien qui me rapprocherait de lui. L. A. � 1 - Le pr�sent r�cit de Le�la Aslaoui est extrait de son ouvrage Coupable, publi� aux �ditions Buchet Chastel � Paris (France). � 2 - G�rard Miller, Apr�s la col�re, Paris. �d. Stock 2001.