� la m�moire de Nac�ra de Boufarik, viol�e et assassin�e � 17 ans par les terroristes islamistes en mars 2003. C'est surtout son regard qui retient l'attention. Il dit sa solitude, sa blessure ind�l�bile, son opini�tret� pour continuer � se battre, � vivre, malgr� l'horreur. Samira Bellil (1) r�pond sans faux-fuyants aux questions de Mireille Dumas (2). Elle ne s'�coute pas parler, ne cherche pas ses mots. Elle veut seulement faire entendre son cri de douleur et de col�re, trop longtemps �touff�, r�prim�. �Afin que d'autres femmes aient le courage de briser la loi du silence�, dit-elle. C'est pour cela qu'elle a voulu �crire. �crire pour ne pas mourir. �crire pour pouvoir survivre au pass� d�vastateur. �crire pour ne pas oublier. �crire tout en sachant que rien n'apaisera sa douleur. Les l�vres crisp�es, le corps tendu, Samira veut aller jusqu'au bout de son cauchemar. Elle raconte dans les moindres d�tails tout ce qu'elle a subi. Majestueuse, digne, elle t�moigne sans pleurs, sans j�r�miades. Elle s'adresse � des milliers de t�l�spectateurs, mais j'ai fortement envie de croire qu'elle a d�cid� de prendre la parole pour moi et pour moi seule. Je la regarde. Elle est belle avec ses cheveux boucl�s et ses grands yeux verts. Samira est la vie. Elle est l'esp�rance que je n'attendais plus. Elle est mon amie, quand bien m�me je sais que nous ne nous rencontrerons jamais. Qu'importe ! Samira est ma force d�sormais. Celle que je suis incapable de puiser en moi-m�me. � Hachouma (3) ! Cette femme est une effront�e. Je suis s�re qu'elle les a provoqu�s. � Celle qui parle ainsi, c'est ma m�re. Sa ma�trise de la langue fran�aise est m�diocre, mais suffisamment bonne pour comprendre les propos de �I'aguicheuse�. Et moi, j'ai l'impression que huit ann�es apr�s, la �chose� bouge encore dans ma chair. J'appuie de mes deux mains sur mon ventre. Je presse fort, tr�s fort. L'ai-je �touff�e ? Suis-je parvenue � m'en d�barrasser ? A quoi ressemble- t-elle ? Comment chasser cette intruse qui est encore en moi et que j'imaginais chaque jour, chaque nuit, gluante, r�pugnante de salet� ? Je la dissimulais sous des robes d'int�rieur tr�s larges parce que je me savais porteuse d'un mal au nom terrifiant. Ma famille savait, quant � elle, que mon accouchement �tait pr�vu pour septembre 1995, mais on ne parlait jamais de ma souillure. �Elle est enceinte de deux mois�, avait d�clar� la sage-femme qui m'avait examin�e, en f�vrier 1995, � la brigade de gendarmerie de H. Ma m�re l'avait alors suppli�e de pratiquer un avortement. L'accoucheuse avait oppos� un refus cat�gorique. �Ce que vous me demandez de faire est contraire � mes convictions religieuses. D'ailleurs, votre fille risquerait sa vie, tant est grande et r�elle sa fatigue. � Sa mort e�t �t� pr�f�rable au d�shonneur de la famille.� Je me surprends � rire nerveusement en pensant � la t�te d'enterrement qu'ils auraient fait, si j'avais �t� ce soir � la place de Samira. Mais je me ravise aussit�t : �Toi � la t�l�vision ? Safia, tu es en plein d�lire !� Je ne suis pas Samira. Mais elle est moi. Elle est nous : Bakhta, Nac�ra, Amel, Salima, Ouarda, Sa�da, Nadia, Farida et d'autres que j'ai connues, et dont les visages, les cris, les larmes, les corps saccag�s, demeureront grav�s dans ma m�moire. Apr�s l'installation de la parabole permettant de capter les cha�nes de t�l�vision �trang�res, bien avant la nuit fatidique de mars 1994, Tarek avait d�cid� que les femmes et les hommes de la maison ne s'installeraient pas ensemble devant le petit �cran. �Il est exclu que nous puissions regarder les films occidentaux en famille. L'impudeur qui s'en d�gage est g�nante pour nous tous.� J'avais jug� la �pudeur� de mon fr�re a�n� excessive, sans pour autant pouvoir exprimer mon point de vue � haute voix. Pourtant, ce soir, je lui sais gr� d'avoir interdit la mixit� devant le petit �cran parce qu'il m'aurait contrainte � �zapper� Samira, s'il avait entendu son t�moignage. Tarek est la fiert� de mes parents parce qu'il est le seul universitaire de la famille. Mes deux autres fr�res sont commer�ants, comme mon p�re. Lorsque je fr�quentais le lyc�e, j'�tais convaincue que le plus instruit des hommes de la maison m'ouvrirait la voie, me montrerait le chemin � suivre et m'aiderait � d�couvrir le monde ext�rieur. Mais � mon retour, en f�vrier 1995, je compris vite que je devais d�chanter. C'est lui qui m'a interdit toute sortie sous quelque pr�texte que ce soit. Lui qui m'a priv�e d'acc�s au t�l�phone : il a plac� sur l'appareil un cadenas dont lui seul d�tient la clef. C'est �galement lui qui a d�cid� de retirer ma petite s�ur, ma cadette de deux ans, du lyc�e. �Une seule catastrophe suffit !� a-t-il d�cr�t�. Ses ordres ne sont jamais discut�s. Ma m�re et mes fr�res sont ses ex�cutants z�l�s. Ils n'ont qu'une seule r�ponse : �D'accord.� Quant � notre p�re, il a c�d� sa place � celui dont il se pla�t � rappeler les �hautes fonctions�. Il ne dit pas �mon fils� ni �Tarek�, mais �le directeur central au minist�re de l'Int�rieur�. Lui seul d�cide. Lui seul s'exprime. Entour�e de murs tr�s hauts et de cypr�s, notre villa ressemble � une forteresse o� il ne se passe jamais rien. Deux ann�es durant, nous avons pu respirer un air moins confin� : apr�s s'�tre mari� avec une jeune pharmacienne, Tarek avait emm�nag� dans un appartement. Il pr�tendait avoir choisi sa femme par amour. Sit�t le mariage consomm�, il la somma de se transformer en gardienne du foyer et se proposa de g�rer lui-m�me l'officine de ma belle-s�ur, pourtant fille de pharmacien. Nous e�mes, ma s�ur et moi, la d�sagr�able surprise de le voir revenir au domicile familial apr�s son divorce. Une rupture dont mes parents imputaient l'enti�re responsabilit� � leur ex-bru devenue soudain une �fille des rues�, apr�s avoir �t� une �fille d'excellente famille�. Dans cette citadelle, j'ai heureusement la chance de pouvoir parler avec ma s�ur Wafia. Il r�gne entre nous deux une entente parfaite et une grande complicit�. Pauvre Wafia... C'�tait une brillante �l�ve, la voil� rel�gu�e aux travaux m�nagers. Contrairement aux autres, elle ne m'en veut pas ; elle sait que la nuit o� ma vie a bascul� aurait pu �tre �la sienne �. Ce soir-l�, elle a �chapp� aux tortionnaires parce qu'elle se trouvait � Alger chez ma tante paternelle. J'entends encore la voix de Samira : �Il faut que le regard des autres change. Les femmes viol�es sont des victimes et seulement des victimes. Un viol collectif ne doit plus �tre appel� une "tournante", mais bien un "viol".� � Samira, amie d'infortune, de quel droit pourrions-nous nous octroyer le statut de victimes ? Comment feins-tu d'oublier que notre nom est putr�faction ? Une puanteur insupportable se d�gage de mon corps. Elle est en moi et rien ni personne ne parviendra � me d�barrasser de cette odeur de moisissure. Elle est mon attribut, mon num�ro d'�crou, ma marque. Elle est partout, dans le regard m�prisant de mon p�re et de ses fils, dans la litanie de reproches que m'adresse ma m�re chaque jour. Depuis mon retour, il y a de cela huit ans � huit longues ann�es ! � elle ne m'a pas pos� de questions sur mon calvaire ; elle ne me parle que de mon infamie et me r�p�te inlassablement que j'aurais d� rester l�-bas et mourir. L�-bas, ici, quelle diff�rence ? La s�questration n'est-elle pas la mort avant la mort ? Lorsqu'en 1998 le pr�sident du Haut Conseil islamique (4) a d�clar� que �les femmes viol�es par les terroristes sont pures�, j'ai bien cru un instant que j'allais enfin recouvrer ma libert�. J'ai imagin� Tarek implorant mon pardon. Je me sentais l�g�re ou plut�t all�g�e d'un poids que j'avais jusqu'alors port� seule. Seule dans la souffrance et l'adversit�. Seule dans mes nuits sans sommeil. Seule avec ma peur. Ma d�ception fut � la mesure de mes illusions. Comme tu le faisais, Samira, I'homme qui refusait de c�der � l'hyst�rie g�n�rale exhortait ses semblables � ne plus poser un regard inquisiteur sur nous. Admirable de courage, il l'�tait assur�ment, mais sa voix d�tonnait parmi les autres. Celles qui clament haut et fort que nous devons choisir entre la mort et la purification par le feu sont plus nombreuses et plus venimeuses. Contre elles, personne ne veut se battre. R�cemment, dans la chronique judiciaire d'un quotidien, un journaliste rapportait qu'une dame �g�e de soixante-deux ans, employ�e comme aide-m�nag�re � domicile, avait eu une journ�e particuli�rement charg�e. Il �tait vingt-deux heures. Ne trouvant plus d'autobus, elle se risqua � monter dans un v�hicule conduit par un jeune homme qui aurait pu �tre son fils. Celui-ci la viola. Il fut condamn� � une ann�e d'emprisonnement avec sursis et le magistrat charg� du dossier fit remarquer � la vieille dame qu'il s'�tait montr� indulgent � son �gard en ne la condamnant pas � une peine d�lictueuse pour racolage sur la voie publique. L'auto-stoppeuse remercia son juge et jura qu'elle ne recommencerait plus jamais. Lors de la m�me audience, un autre violeur fut condamn� � deux ann�es d'emprisonnement. La victime �tait une fillette de cinq ans. Sans doute une provocatrice en herbe � laquelle il fallait ass�ner une le�on afin qu'elle ne commette plus d'autres m�faits. Que m'aurait donc dit M. le juge ? Comment aurai-je pu lui expliquer que ce corps que je tra�ne n'est pas mien ? Ce corps que je hais est celui d'une autre. Samira, mon amie, pour quelles raisons ne m'ont-ils pas tu�e ? Pourquoi dois-je continuer � vivre avec le souvenir de cette nuit et celles qui suivirent ? Qui donc m'aidera � oublier l'horreur de mars 1994 ? Juste oublier... Je suis n�e, j'ai grandi et �tudi� � Ba�nem. Nous sommes install�s ici depuis quatre g�n�rations et mes anc�tres sont enterr�s au cimeti�re de Ba�nem. Jadis, les familles se connaissaient. Depuis 1962, ceux que nous appelons les bagharines nous ont envahis. Ils ont enlaidi notre petite cit�, si belle et si paisible, et nous ne les fr�quentons pas. De Ba�nem, il me reste l'immense bonheur des randonn�es p�destres, des pique-niques organis�s en famille. Souvent se joignaient � nous nos voisins, dont la villa est mitoyenne de la n�tre. J'ai encore en m�moire la douce sensation de joie que nous ressentions, lorsque nous traversions la riche for�t qui s'�tendait sur des kilom�tres, jusqu'� ce qu'apparaisse, majestueuse et drap�e de bleu, la mer, un d�lice pour le corps et l'esprit. Ba�nem est devenue un enfer. Les habitants savaient que des groupes islamistes arm�s avaient �lu domicile � l'int�rieur de la for�t. Personne n�osait plus s'y aventurer. La nuit, les terroristes empruntaient des chemins escarp�s, sortaient de leur tani�re et descendaient vers la ville pour se restaurer. Ils frappaient � n'importe quelle porte et celle-l� devait s'ouvrir. Nous les voyions passer par groupes de dix ou douze hommes. Le bruit de leurs pas me gla�ait le corps. Et si l'envie les prenait un soir de venir chez nous ? Mon p�re, Hadj Mostefa, nous avait rassur�s en nous expliquant que nous n'aurions aucun ennui avec les fr�res parce qu'il avait accept� de s'acquitter chaque mois de la somme qu'ils avaient fix�e et exig�e. Un apr�s-midi de juin 1992, deux jeunes militaires en permission moururent assassin�s par balles, en plein march�. Je quittais le lyc�e pour rentrer � la maison. Je vis les tueurs, au nombre de trois, reprendre tranquillement le chemin de la montagne. L'une des victimes �tait un enfant du quartier qui habitait � deux pas de notre domicile. Fortement �branl�e, je demandai ce jour-l� � ma m�re comment mon p�re parvenait � concilier ses cinq pri�res quotidiennes et son titre de Hadj (5) avec l'aide financi�re qu'il fournissait aux tueurs pour l'achat de leurs armes ? J'�tais loin de penser que ma question allait d�clencher, chez ma m�re, une col�re sans pr�c�dent. Je savais, bien s�r, que les faits et gestes des hommes de ma famille ne souffraient aucun commentaire f�minin. Mais pourquoi de telles foudres ? Probablement parce que celle qui partageait la vie de mon p�re depuis de longues ann�es ne poss�dait pas elle-m�me la r�ponse. Lorsque Tahar Djaout (6) fut assassin� en mai 1993, j'ai cru que Tarek l'accompagnerait jusqu'� sa derni�re demeure, non seulement parce qu'il l'appr�ciait comme copain, mais �galement parce qu'il avait lu tous ses ouvrages et disait les avoir aim�s. Il assurait qu'il vouait une admiration sans bornes � l'�crivain. Mais mon fr�re ne suivit pas son enterrement pas plus qu'il ne rendit hommage � ceux de ses anciens camarades d'universit� tu�s eux aussi par les groupes islamistes arm�s. �Les risques sont inutiles, laissons passer la temp�te�, disait-il. Cela lui permettait de vaquer paisiblement � ses hautes fonctions sans �tre inqui�t�. C'est lui qui nous ordonna � � ma s�ur et � moi �, de nous voiler. C'�tait en juin 1992 : �Toutes les filles du quartier ont rev�tu le hijab. Faites comme elles. Ainsi, nous aurons la paix.� Je voulus introduire une once de coquetterie en choisissant des foulards aux couleurs chatoyantes, mais on me rappela � l'ordre. Mon uniforme n'avait pas pour fonction de me rendre attrayante. Au moins, nous avions le droit d'�tudier. Le lyc�e �tait notre seule bouff�e d'oxyg�ne. Peu � peu, je devins indiff�rente � la violence quotidienne. J'avais peur, mais ma frayeur ne durait pas puisque mon p�re payait ce qu'il appelait �le prix de la tranquillit� � ce qui n'�tait rien d'autre qu'un racket impos� aux commer�ants ais�s par les terroristes islamistes. Je croyais, comme mes fr�res, comme mes parents, comme Wafia, que nous n'�tions pas concern�s. � Samira, mon amie, saurai-je te dire l'horreur du 20 mars 1994 ? Il �tait vingt-trois heures tr�s exactement. Cela, je ne peux pas l'oublier parce que je me souviens avoir regard� la grande pendule du couloir quand ils frapp�rent � la porte. Qui leur a ouvert ? Je ne pourrais te le dire. Ils �taient huit. Huit hommes en tenue afghane, la barbe hirsute et sale, arm�s chacun d'une kalachnikov. L'�mir, connu sous le nom de Djamel, a demand� qu'on leur serve � manger. Tapie dans un coin du couloir, je n'osais plus bouger. En les entendant roter bruyamment, j'ai cru qu'ils repartaient et que le calvaire allait prendre fin. Soudain, l'un des hommes s'est dirig� vers moi. Il m'a tir� par le bras. Pitoyable, mon p�re s'est mis � pleurer. �Je paie r�guli�rement � je paierai encore. Mais pas les filles ! Non pas mes filles ! Nous allons �tre d�shonor�s... Pas les filles ! � O� est l'autre ?� interrogea l'�mir. Ses hommes ouvrirent les portes de toutes les pi�ces. Wafia n'�tait pas l�. �On reviendra !� Mes fr�res �taient silencieux. Seule ma m�re hurlait, les suppliant de ne pas m'emmener avec eux. Elle �tait bien la seule � tenter de r�sister. Les hommes de ma famille n'oppos�rent pas la moindre force � mon enl�vement. Ce soir de mars 1994, il leur importait avant tout de rester en vie. C'�tait donc cela l'honneur des m�les de la maison, cet honneur dont on m'avait rebattu les oreilles des ann�es durant. J'avais dix-sept ans, Samira, et je pr�parais mon baccalaur�at que je savais pouvoir d�crocher. Wafia �tait en seconde. Elle avait quinze ans. Je sortis la premi�re, suivie de mes bourreaux. J'entendais les cris de ma m�re. �Benti, benti... Ma fille, ma fille...� Puis plus rien. Nous avons march� toute la nuit. L'obscurit� �tait totale. Il me semblait que nous n'�tions pas loin de Ba�nem, mais je n'en �tais pas s�re. Nous avons emprunt� un chemin fort escarp�. Nous marchions encore et encore ; mes chaussures me serraient les pieds et me faisaient atrocement mal ; j'avais peine � avancer. Combien de temps cela a-t-il dur� ? Nous arriv�mes enfin dans ce qui me parut �tre une ferme, dissimul�e dans une for�t. D'autres hommes en tenue afghane vinrent � la rencontre de l'�mir. Il faisait tr�s froid. Loin d'eux se tenaient des jeunes femmes. Je m'approchai de l'une d'entre elles. Elle avait �t� kidnapp�e comme moi. Nous avions le m�me �ge. Elle s'appelait Nac�ra et �tait tr�s belle, avec des yeux bleus et des cheveux blonds. L'�mir l'avait viol�e puis il l'avait donn�e � ses hommes, lorsqu'un p�re lui avait offert sa fille de treize ans. La tournante, Samira, nul ne peut en comprendre le sens mieux que moi. �Passe � l'autre lorsque tu n'en veux plus.� Le lendemain de mon arriv�e, Nac�ra tenta de s'�vader. Bakhta, Nadia, Salima, Ouarda et moi entend�mes des rafales d�chirer le silence. Aucune d'entre nous n'osa la pleurer lorsqu'ils jet�rent son corps dans un ravin. Ouarda et moi �tions pr�vues pour la nuit. �Ce sont les nouvelles�, disaient les hommes entre eux. Pour repousser le moment fatidique, Ouarda tentait de prolonger notre d�ner compos� de deux patates bouillies dans l'eau. Soudain, sans dire un mot, I'�mir se jeta sur moi comme un fauve, toutes griffes dehors. Il m'emp�chait de crier. Je finis par perdre connaissance. Cela l'excita et il me reprit de nouveau. Puis ce fut le tour de Ouarda. Ses hommes le regardaient faire. La tournante, Samira, c'est un mot invent� par les hommes pour les hommes. Pour les femmes d�chir�es, meurtries dans leur chair comme nous, �tourner�, c'est rencontrer l'enfer avant m�me de savoir � quoi il ressemble. La tournante, Samira, c'�tait le froid glacial qui se glissait en moi. Insupportable. C'�tait le d�sespoir de ne pas voir la mort arriver. C'�tait la b�te immonde contre laquelle je ne pouvais me battre. Au fil des jours, je ne savais plus qui j'�tais, d'o� je venais... Lorsque l'�mir fut abattu, un autre le rempla�a. Puis un autre. Puis d'autres encore. Je tournais, tournais, sans m'arr�ter. Quand je ne tournais pas, Ouarda, Nadia, Bakhta, Salima, Farida et d'autres filles kidnapp�es tournaient � ma place. Toutes les nuits, tous les jours, nous subissions les assauts de la b�te insatiable, immonde, ha�ssable. En f�vrier 1995, � deux heures du matin, nous entend�mes claquer des rafales d'armes automatiques puis un feu nourri. L'arm�e encerclait les lieux. O� �tions-nous, Samira ? Je suis toujours incapable de te le dire. L'op�ration dura jusqu'au matin, la maison fut d�truite, les terroristes tu�s ou captur�s. Et nous f�mes lib�r�es. J'�tais sale, couverte de poux, amaigrie, mais tellement heureuse de retrouver ma famille ! L'accueil ne fut pas � la mesure de mon attente. J'appris plus tard, par ma petite s�ur, que mes fr�res et mon p�re avaient racont� aux voisins que j'avais �t� scolaris�e dans le Sud chez des amis � cause du terrorisme. Wafia, quant � elle, �tait rest�e � Alger, car �les barbus� avaient promis qu'ils reviendraient la chercher. Elle ne fr�quentait plus le lyc�e. Lorsque l'enfant que je portais vint au monde, ma m�re fut la seule � le voir. Elle l'abandonna dans un h�pital d'Alger. Je ne devais surtout pas accoucher � Ba�nem puisque, de mars 1994 � f�vrier 1995, j'�tais, officiellement, dans le Sud, et que j'avais d�croch� mon baccalaur�at. Les voisines ont feint de croire � cette histoire. Lorsque les terroristes frappaient � la porte d'une maison, les habitants des environs se terraient dans la leur et d�claraient ensuite aux services de s�curit� n'avoir rien remarqu�, rien entendu. Je savais qu'ils m'avaient vue partir cette nuit-l�, mais tous ont jou� le jeu. Je n'ai pas su si j'avais port� une fille ou un gar�on. Quelle importance d'ailleurs, puisque je ne pouvais m�me pas dire qui en �tait le p�re ? A qui ressemblait cet enfant ? Aux dix, aux vingt hommes qui m'ont prise de force chaque nuit en me criant des insanit�s � l'oreille ? � la haine et au ressentiment qui sont dans ce corps qui n'est plus celui de Safia la pure ? � la l�chet� des m�les de ma famille ? � la douleur insoutenable que j'�prouvais lorsque la b�te me torturait ? A ma s�questration qui dure depuis huit ann�es et m'emp�che de me regarder dans un miroir tant est grande ma peur de voir l'image qu'il pourrait me renvoyer ? Je suis laide et je n'ai pas vingt-cinq ans, mais cent. � Je suis fatigu�e, Samira. Us�e. J'aurais voulu te dire que j'ai envie de vivre, que la b�te ne m�a rien fait. Mais ce serait mentir. Mes agresseurs se prom�nent dans la cit� de Ba�nem en toute libert�. Ils ont �t� amnisti�s, comme tous les autres sanguinaires. D'ailleurs, quel juge aurait cru � �ma� tournante ? Un homme ne viole pas sans raison. C'est comme pour le vol, s'il n'y avait pas de complices, il n'y aurait pas de voleurs. Et s'il n'y avait pas de femmes, il n'y aurait pas de violeurs ! R�cemment, j�ai appris que Nadia et Bakhta s'�taient suicid�es. Salima erre seule, dans les rues d'Alger. Sa famille l'a chass�e. Bient�t Wafia se mariera et, dans cette maison, plus personne ne me parlera. Sais-tu ce que je m'en vais faire, Samira ? Au mariage de ma s�ur je danserai, je danserai sans m'arr�ter. Je danserai jusqu'� ce que l'�mir Djamel, ses acolytes, �leur� enfant dont je n'ai �t� que la m�re porteuse, sortent enfin de mon corps. Je les extirperai tous et je redeviendrai Safia la pure. Puis je mourrai. Ne me dis surtout pas que je manque de courage et de cran. Mon enfermement, ce n'est pas d'�tre l�, entre quatre murs, coup�e du monde ext�rieur. Ma v�ritable s�questration, ce sont ces nuits sans sommeil o� je revois les visages de mes tortionnaires, le corps de Nac�ra d�chiquet� par les balles. Ressens-tu ma blessure, Samira, comme je per�ois la tienne ? Je suis heureuse de t'avoir parl�. � pr�sent, je vais mourir. A pr�sent, je peux mourir. Tarek pourra relever la t�te. Il me faut dispara�tre pour que vivent en paix les m�les de ma famille. Lorsqu'ils m'envelopperont dans le linceul blanc, je ne serai pas encore purifi�e. C'est dans la terre que les vers d�voreront ma honte. Alors, je redeviendrai Safia la pure. L. A. N. B. �Safia� est un r�cit authentique (sauf que les noms, pr�noms de personnes et les lieux ont �t� chang�s par l�auteur). Ce r�cit est tir� de l�ouvrage Coupables, paru aux �ditions Buchet-Chastel ParisFrance, septembre 2006. de Le�la Aslaoui. * De nombreux internautes m�ont reproch� d�avoir publi� Coupables en France. J�avais pourtant expliqu� lors de la sortie de la l�ouvrage en France, (interview Soir d�Alg�rie, 11 janvier 2007, que les �diteurs alg�riens, quatre exactement) que j�avais contact�s avant de publier en France, se sont dits �emball�s par le manuscrit�, mais craignaient des repr�sailles (redressement fiscal, fermeture de leur maison d��dition...) en raison de mes positions politiques antir�conciliatrices et donc anti-bouteflikiennes. Ce n�est donc pas par choix que j�ai publi� en France. Ce que je ne regrette nullement au demeurant, car ce fut une exp�rience fort int�ressante et tr�s enrichissante pour moi. * J�esp�re que le r�cit de �Safia� authentique sensibilisera le pr�sident du HCI et tous ceux qui continuent � voir en une victime de viol une coupable. 1. Apr�s avoir �t� victime de viols collectifs � l'�ge de 13 ans puis � 17 ans, Samira Bellil s'est heurt�e � I'incompr�hension de ses parents et � celle de la cit� qui ne lui ont pas pardonn� d'avoir d�pos� plainte contre ses violeurs. C'est � 29 ans, dans une r�action de survie, qu'elle a d�cid� d'�crire Dans l'enfer des tournantes, (Paris, Deno�l, 2002). Ce livre a permis � d'autres jeunes filles, victimes elles aussi de viols collectifs de se battre. Une association est n�e : �Ni putes ni soumises�. Samira Bellil est morte d'un cancer en 2004, � l'�ge de 31 ans. 2. En 2003, Samira Bellil avait �t� l'invit�e de l'�mission �Vie priv�e, vie publique�, anim�e et pr�sent�e par Mireille Dumas. En sa qualit� d'auteur, mais surtout de victime, elle avait longuement t�moign� de ce qu'elle avait subi, ainsi que des nombreuses agressions et atteintes � leur int�grit� physique que subissent, en France, des jeunes filles dans les cit�s de banlieues, telle Sohane, br�l�e vive � Vitry pour avoir enfreint l'interdiction d'un jeune de son quartier de rendre visite � ses amies d'une cit� voisine. 3. �Quelle honte !� 4. Organe constitutionnel � voix consultative charg� d'�mettre son avis (fetwa) sur des d�bats de soci�t�, au regard des prescriptions religieuses. Il intervient sur saisine du pr�sident de la R�publique. 5. Titre honorifique que l'on octroie � celui (ou celle - Hadja) qui fait le p�lerinage � La Mecque. 6. Journaliste, �crivain, po�te, assassin� par le GIA le 26 mai 1993 � Ba�nem devant son domicile (il fut le premier d'une longue s�rie de journalistes assassin�s). Il avait �crit, la m�me ann�e : �Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors parle et meurs !�