Ami, es-tu aussi fou que moi pour attraper le vrai bonheur, par un beau soir de juillet, en t'oubliant dans les bras e la M�diterran�e ? Dans les m�andres de l�oubli, dans le pli des temps, dans le fond de tes yeux absents, dans le souffle du vent et dans le vent de ton souffle, je regarde passer tendrement les jours et les nuits, la lune et les �toiles et je crois voir, les soirs d��t�, quand le ciel se souvient et ouvre son rideau sur l�immense sc�ne des souvenirs ; je crois voir une petite fille, la jupe rouge que tu aimais, ton chemisier blanc et ta grosse ceinture � la Sheila, tes bottes de cuir ; je crois voir dans le miroir des vagues, dans le reflet des nuages �tourdis, une chevelure blonde emport�e par la brise, et la chanson qui va, et la chanson qui vient, et la chanson qui meurt dans ton silence� Je crois l�entendre encore, du haut de la falaise o� tu m�as dit ce que l�on ne dit qu�une fois ; je crois que ses paroles r�sonnent encore pour d�autres amoureux qui sont l�, pr�s des r�cifs o� je t�ai dit ce que l�on ne dit qu�une seule fois ; je crois qu�elle ne s�en ira jamais la chanson de nos premi�res passions, ainsi que ses belles paroles qui ont papillonn� comme les mouettes d�en bas, comme les p�pites de l�eau �clat�e par les r�cifs� �Et voil� que sur le sable Nos pass�s passent d�j� Je suis seul � la table Qui r�sonne sous mes doigts Comme un tambourin qui pleure Sous les gouttes de la pluie�� Quand la falaise m�appelle, j�entends ta voix r�p�ter ces m�mes paroles et j�entends la m�me musique qui revient, surgie du fond de l�oc�an, pour habiller les jours fades du pr�sent de cette couleur unique de l�amour, pour donner � notre vie �gar�e dans les zigzags de la m�diocrit�, de nouvelles raisons d�esp�rer� J�y reviens alors. Et, sous la silhouette majestueuse du phare lev� comme un point d�exclamation en haut de la colline de pierre, j�oublie les tracas du quotidien, les rumeurs de la cit� et la course folle des gens ! Ils ont de la chance eux qui savent r�sister � l�appel de la Grande Bleue et qui s�en vont � travers le chemin �clair� par les fausses lueurs d�un bonheur commun, quelconque, con�u dans les laboratoires du pr�t-�-penser, pr�t-�-consommer ; une conception du bonheur concoct�e par l�alchimie des nouveaux magiciens qui inventent la f�licit� � la cha�ne, pour chaque cat�gorie sociale, chaque tranche d��ge, chaque sexe� Le voil�, le vrai bonheur, nous disent-ils : tu trimes toute ta vie comme un esclave, tu t�entoures de biens mat�riels que tu vas passer le reste de ton existence � rembourser, tu prends quinze ou trente jours de vacances pour aller vivre dans des palaces de plus en plus beaux, de plus en plus luxueux qui te donneront l�impression d��tre le pacha d�Istanbul, mais au fond es-tu heureux ? Non, la question n�est pas l�� Il n�y a m�me pas de question : on ne te laissera jamais le temps de te la poser. Alors, quand j�y vais comme un dingue, attir� par l�appel de la Grande Bleue, j�ai l�impression d�avoir �chapp� � leur cirque, mais pour combien de temps ? Je reste de longs moments � dominer le spectacle unique de l�oc�an houleux, le regard plong� dans les profondeurs marines, �coutant religieusement la complainte des vents qui passent sans trop s'attarder sur cette petite langue de terre perdue dans l�eau. Et de loin, je vois ma ville comme elle �tait : un po�me qui se r�cite comme une d�claration d'amour. Mais qu�en reste-t-il aujourd�hui ? La f�rocit� des hommes a enlaidi les espaces verdoyants de jadis pour y planter l'arrogante et affreuse balafre du b�ton et g�n�raliser cet art dont ils sont pass�s ma�tres : la hideur. Ils le cultivent avec la m�me ardeur que d'autres mettraient � b�tir des �uvres imp�rissables. Ces horreurs resteront malheureusement comme le t�moignage d'un immense g�chis, d'un incroyable chaos qui a renvers� les valeurs et qui aura �t� une formidable aubaine pour ceux qui sont les plus malhonn�tes, les moins instruits, les plus pr�tentieux, les plus pervers, les plus hypocrites ! Le silence est d�or, disait-on ! Aujourd�hui, il est le signe le plus probant de la l�chet�. Les gens se taisent, s�en foutent. Le monde peut s��crouler devant leur porte, ils continueront de se clo�trer chez eux et ne tenteront m�me pas de voir, � travers les persiennes, ce qui se passe dehors. Pourvu que je sois �pargn� ! Pourvu que ma petite affaire, mes sous, ce que je poss�de � peu ou beaucoup � ne m��chappent pas ! La peur est revenue, et pas seulement au ventre ! La grande peur est l�, dans les yeux qui fuient, dans les silences g�n�s qui s�installent soudainement lorsque vous abordez les sujets qui f�chent ! Pardon, j�ai un rendez- vous important ! Oh, zut, c�est l�heure de la pri�re ! Va, cours � ton rendez-vous, cours � ta pri�re : c�est plus important que de dire la v�rit�, de dire tout haut ce que tu penses ! Les tables ont des oreilles ! Alors, ne dis rien� Va, cours, mange et tais-toi ! Dans ce climat de suspicion et de terreur intellectuelle, les plus l�ches ont tir� le bon num�ro encore une fois. Comme d'habitude. Je les vois s�entretuer presque pour arracher le billet gagnant � la prochaine braderie : de nouvelles �lections ou des promotions qui permettront � quelques sans-grade soumis d�acc�der au cercle restreint des intouchables ! Allez-y ! Pas pour nous repr�senter, hacha ! Mais pour applaudir vos ma�tres et grignoter quelques avantages ! Allez-y, mais ne vous massacrez pas entre temps : il y aura de la place pour tous et si les premiers r�les sont pris, contentez-vous de ceux que l�on vous offre : clowns de pacotille dans les cirques de la contrefa�on, vous aurez toujours quelques os � ronger ! Quelle folie, mon pays ! Tu enrichis les m�diocres et tu glorifies les d�gonfl�s ! Sommes-nous tomb�s si bas ? C'est pr�s de la mer que je rencontre ma ville et l�Alg�rie des temps cl�ments o� l'argent n'avait pas encore tout pourri. En cette belle journ�e de juillet, pas trop chaude, et sous ce soleil capiteux qui n�existe nulle part ailleurs, j�invite les rares rescap�s du naufrage g�n�ralis� � se r�unir, � se rassembler sous un chapiteau o� l�on d�clamera des po�mes, ou l�on �coutera Brel, Abdelhalim ou Fergani, peu importe, o� l�on l�vera nos verres � l�Alg�rie perdue, � cet immense oc�an d�amour, de fraternit�, de tol�rance, cette terre de s�curit� et de rencontres o� tu partais, mon ami, un sac au dos et la guitare en bandouli�re pour arpenter des terres accueillantes ! Allez, dressons un grand chapiteau o� il n�y aura ni clowns, ni dresseurs, ni redresseurs d�ailleurs, ni spectateurs, ni spectacle : juste une mar�e de fr�res et de s�urs qui chanteront les hymnes du pass�, pour planter des �toiles dans les t�tes de nos enfants qui ne r�vent plus� Ou si : qui ne r�vent qu�au d�part d�finitif ! La mer donne des id�es d��vasion � tout �tre normal, et si vous vivez dans cette grande g�ographie de la malvie qu�est l�Alg�rie, elle vous donne m�me l�id�e de partir pour de bon ! Bizarre : mais moi, c�est quand je vois la mer que j�ai envie de rester. De vivre et de mourir ici, de ne jamais �tre autre chose qu�un simple Alg�rien, seulement un Alg�rien. Une autre nationalit� serait vraiment de trop ! Le bonheur, c�est peut-�tre l�amour absolu, insens�, maladif, de ces rivages� Se sentir bien ici est un sentiment r�serv� � quelques rares privil�gi�s qui n�ont pas besoin de courir le monde � la recherche de la f�licit�, ni de ch�teaux en Suisse ou de propri�t�s en Ecosse pour se sentir pleinement heureux ! Puisse ce bonheur � qui me fait abhorrer les voyages (je serais malheureux loin de cette Lumi�re alg�rienne) � t�atteindre, mon ami ! Mais es-tu aussi fou que moi pour le saisir, un soir de juillet, en t�oubliant dans les bras de la M�diterran�e ?