Qui du sexag�naire aujourd'hui ne se souvient pas de son ma�tre d'�cole, celui qu'on se plaisait � d�signer le �cheikh�, lui dispensa les premiers enseignements ? Exer�ant sous le joug colonial, ces ma�tres d'�cole alg�riens appartenaient � un temps o� le savoir �tait rare et son acquisition aussi pr�cieuse que le pouvoir de �Midas�. Le ma�tre, c'�tait tout autre chose, une r�f�rence d'autorit� qui �voque le respect envelopp� d'admiration. C'est un mot qui renvoie � l'attitude des �l�ves (nous) vis-�vis de l'homme qui ne m�nageait aucun effort pour transmettre les savoirs fondamentaux. Conscient des clivages institu�s par le pouvoir colonial, il suscitait en nous ce bonheur d'apprendre en nous d�voilant son plaisir d'enseigner. Apr�s le d�clenchement de la r�volution, il redoublera d'effort en s'armant de militantisme. Cinquante-quatre ans apr�s, je me rappelle toujours du ma�tre de la classe CM2 (A) au sein de l'�tablissement �Olivier, Belcourt�, une �cole primaire r�serv�e exclusivement aux indig�nes. Il s'appelait M. A. Le regard per�ant, difficile � oublier. L'homme �tait plut�t grand, le front d�garni et le sourire narquois quand un �l�ve appel� au tableau, s'emm�lait les pinceaux. Il n'avait de cesse de nous rab�cher � longueur de journ�e : �Secouez-vous les m�ninges, soyez attentifs � mon cours. Certes, l'enseignement que je vous dispense est �l�mentaire, mais rassurez-vous, il constitue une base solide. Il vous servira pour vos �tudes futures et pour la vie.� Avec le recul, je per�ois, sans l'ombre d'un doute, que cet homme fascinant nous inculquait une v�rit�. Toute �ducation est une affaire de transmission, � plus forte raison que nous �tions la graine � qui il faut donner le terreau et la bonne terre pour qu'elle pousse. Le sacrifice consenti par cet enseignant comme beaucoup d'autres d'ailleurs, ne fut pas vain puisque beaucoup de mes camarades de classe apr�s l'Universit�, furent parmi les premiers b�tisseurs de l'Alg�rie ind�pendante. Il n'y a pas si longtemps, je fl�nais du c�t� des rues Mourad-Didouche et Larbi- Ben-M'hidi, profitant du soleil hivernal pour me d�gourdir les jambes et, dans le m�me ordre d'id�e, replonger un moment dans mes souvenirs de jeunesse. Voil� que je rencontre un camarade de classe que je n'avais pas revu depuis des lustres. Accolades et �bousboussats� rituelles, nous nous invit�mes mutuellement � d�guster un caf� dans un endroit mythique miraculeusement �pargn� des turpitudes de certains arrivistes dans le commerce grand public. Grande a �t� ma surprise quand mon camarade de classe me fit une r�v�lation. Durant les ann�es 1970, il fit une rencontre inopin�e avec notre ma�tre �m�rite dans un haut lieu de culture qui n'existe plus que dans nos souvenirs, la grande librairie �La croix du sud�. Y. B., y �tait employ� en qualit� de charg� de la facturation. Ces retrouvailles ont eu lieu par une belle journ�e de printemps des ann�es bonheur. Un homme se pr�sente devant Y. B. avec une pile d'ouvrages sous le bras pour se faire d�livrer le bon sur lequel est port� le montant � payer � la caisse. Le regard que lance le client � Y. B. le cloue sur sa chaise de bureau. Pendant quelques secondes, il resta fig� de stupeur. Ce regard de fauve, cette stature toujours imposante malgr� le poids des ans et de cette voix rauque lui demandant poliment de lui �tablir la facture. Nul besoin de faire appel aux ressources infinies pour se rappeler un visage familier. C'�tait bien lui M. A. ! Y. B. s'empressa d'�tablir le bon et le lui tendre avec une longue formule de politesse �Merci beaucoup, au plaisir de vous revoir Monsieur Anabi !�. Un sourire en coin effleura les l�vres de M. A. - Vous connaissez mon nom ? - Oh ! Que oui M. A., l'�cole (Olivier) en 1956, classe CM2 (A), �a ne vous rappelle rien ? - C'est mon plus beau souvenir, comment vous appelez-vous demanda M. A. en prenant un air curieux ? - Y. B., �Patchouli�, le sobriquet dont vous m'avez affubl� parce que j�appliquais sur ma chevelure de la brillantine (Roja). Les larmes aux yeux, M. A. tendit la main � Y. B. en serrant la sienne tr�s fort. - Je pense que vous avez fait du chemin depuis, je ne vais pas vous embarrasser avec mes questions sur votre �ventuel parcours universitaire, il n'en demeure pas moins que je suis tr�s content pour vous. Vous avez choisi la voie de la connaissance et du savoir. Le lieu o� je vous rencontre en est le symbole m�me. Un fait tout simple, �mouvant � souhait, intemporel, produit d'une rencontre qui aurait pu arriver n'importe o�, n'importe quand. Merci � nos ma�tres : Anabi, Issiakhem, Roustane, Zerrouk, Khelifa. Au moment o� le peuple subissait les pires exactions, ils nous ont fait d�couvrir et aimer notre patrie et sa culture plusieurs fois mill�naire. Gr�ce � ces hommes, nous avons compris, malgr� notre jeune, �ge que la r�flexion, la connaissance et le savoir sont comparables � une nourriture. Nous avions besoin de savoir pour vivre et de nous pr�parer � relever les d�fis qui nous attendaient. Moi-m�me et certains de mes camarades, nous nous sommes arr�t�s au lyc�e mais notre esprit �tait suffisamment aliment� pour r�pondre � divers exigences : des �tres dou�s de conscience. Ces Messieurs, nos �ma�tres� avaient fait le bon choix. Choisir un m�tier humaniste. Faire l'�ducation et donner l'instruction.