A chaque fin d'année, Hocine ressert sa phrase : «Il ne reste plus de réveillon, mon frère !» Il sait qu'il ment effrontément et que personne ne le croit mais il sait aussi que quand on ment d'abord à soi-même, on n'a pas vraiment l'intention de duper qui que ce soit. En apparence, Hocine semble dire qu'il ne reste pas de réveillon pour montrer qu'il est blasé. Il n'est pas blasé pour autant, le réveillon, il y pense deux mois avant. Il sait que ce n'est pas évident mais il sait aussi que c'est toujours possible. Hocine connaît la fête et la fête connaît Hocine. Tout jeune, il était toujours demandé pour les «boums». Oui, quand il avait vingt ans, on s'amusait encore à Alger et on n'avait pas besoin de naître avec une cuillère en or dans la bouche pour s'éclater. Le «bal de la fac», il y accédait sans être étudiant avec respect et considération. Il arrivait même qu'il soit au cœur de l'organisation. Il connaissait les meilleurs groupes de musique qui ne lui demandaient rien en retour, il connaissait les solutions moins coûteuses pour obtenir la meilleure sono et une fois la fête entamée, il savait comment y mettre une ambiance d'enfer et calmer les ardeurs de quelques perturbateurs, toujours avec la bonne parole et le sourire. Mais s'il a toujours la fête dans la peau, Hocine n'a plus vingt ans. Alger non plus. Mais dans sa tête de naïf fêtard, il pensait qu'Alger allait devenir de plus en plus joyeuse. En vieillissant, Alger devait rajeunir, contrairement à lui qui vieillit en se ramollissant. Le réveillon est une fête et seul le prétexte intéresse Hocine. Il n'a jamais cherché à savoir pourquoi on fête ça, ni connaître ses origines. C'est à peine s'il prête attention au sempiternel «une année vient de s'achever, une autre commence». En plus d'être une désespérante lapalissade, la formule ne lui a jamais rien inspiré. Hocine attend les fins d'années, pas les nouvelles années, dont il n'attend pas grand-chose. Non pas qu'il soit particulièrement résigné mais il a sa petite philosophie de la vie où le fétichisme ordinaire n'a pas de place. Chaque année, Hocine ressert sa phrase : il ne reste plus de réveillon, mon frère ! Mais il s'y prépare avec enthousiasme et minutie. Il se peut même qu'il veuille dire plutôt qu'il ne reste que «ça» pour se rappeler au bon souvenir de la belle vie. Hocine ne cherche pas le raffinement, il a la fête facile et dans la tête. Le ventre n'est pas son truc. Quelques victuailles parce qu'on ne va quand même pas crever la dalle un soir de réveillon, quelques bouteilles parce qu'il est difficile de danser à jeun, de la bonne musique parce qu'on ne danse pas en entendant une mouche voler et c'est parti pour une nuit de bonheur à arracher au désert du reste de l'année. Il n'y a qu'une seule chose que Hocine ne peut pas supporter : les ambiances «masculin pluriel». Il ne supporte pas mais ça le fait quand même rire quand il voit les copains de quartier s'enfiévrer un 31 décembre pour se retrouver à dix, s'empiffrer et se saouler jusqu'à ce que mort s'en suive dans une ambiance morose et orpheline de la vie. Ce doit être aussi pour cela qu'il n'arrête toujours pas de répéter : il ne reste plus de réveillon, mon frère ! Slimane Laouari