Il est 8h30 en cette matinée au temps improbable. La grisaille qui masque un soleil blafard et l'humidité enveloppent le boulevard Aïssat Idir, dont le parcours rectiligne débouche sur les abords de la place du 1er Mai. L'atmosphère quelque peu pesante n'emprunte pas seulement à la météo du jour. Le baromètre politique et social a sa part dans cet air lourd. L'avenue est quasiment vide, d'une propreté remarquable. Des agents de Netcom s'affairent d'ailleurs à lustrer la rue et à la débarrasser des quelques paquets de cigarettes froissés qui déparent le décor ambiant. Des passants vaquent à leurs occupations, dont un parent qui essaye de convaincre un bambin, très réticent en ce jour de congé, de l'utilité des cours de soutien. Sous une porte cochère du collège jouxtant le lycée El Idrissi, un corps est affalé sous un enchevêtrement de cartons et de couvertures élimées. Hors du temps et des regards. Insensible à la météo et à l'ordre du jour. Un ordre du jour dont le décor est déjà planté quelques dizaines de mètres plus loin. Les premiers cordons de policiers sont visibles. Le dispositif sécuritaire pour la deuxième marche de la CNCD est en place. Les journalistes sont les premiers arrivés. Ils tâtent l'atmosphère, échangent leurs impressions, se donnent des tuyaux sur le nombre de véhicules des forces de l'ordre, ou livrent leurs dernières confidences sur la CNCD. Pince-sans-rire, ils décrètent leurs premières certitudes : policiers et journalistes seront plus nombreux que les marcheurs. Ils s'accordent à dire que le dispositif sécuritaire est nettement moins imposant que lors de la première marche. Tout autour, l'activité est normale. Les commerces sont ouverts, les cafés sont pleins. Les rues sont ouvertes à la circulation automobile, le carrousel des bus de l'Etusa est ininterrompu. Vers 9h, les policiers commencent à demander aux journalistes et aux curieux de circuler. Les gens de la presse se plient à l'injonction, non sans grommeler. Face à un cordon de «Casques bleus», une journaliste ne semble pas «obtempérer». Les yeux fixes, elle scrute un des policiers, au regard d'un bleu azur confondant. Sa collègue la détache de son moment de vide, et elles s'éclipsent en riant de cet instant espiègle. Les badauds sont de plus en plus nombreux quand les premiers manifestants arrivent. Un premier groupe se forme et commence à scander des slogans hostiles au pouvoir. Sous les arcades, les premiers commentaires fusent, tandis que des passants indifférents jettent un regard vide vers les premiers attroupements. Un vieil homme pose un carton à même le trottoir et sort d'un sac en plastique la «chemma» traditionnelle qu'il commence à disposer sur son présentoir de fortune, avant de pousser une longue inspiration qui siffle comme un râle de grande lassitude. En face, la «marche», «marche empêchée» ou la «manifestation», selon les différentes terminologies, se singularise déjà à force de voix. Le cordon policier la suit plus près que son ombre et la canalise. «Pouvoir dehors», «Démocratie», crie notamment le groupe. De temps à autre, des pétards se font entendre, «Pouvoir assassin», crient en écho les marcheurs. Voix et contre-voix Le premier groupe se fraye un chemin entre le cordon de policiers et le flux de véhicules qui emprunte toujours les voies de la place. Les journalistes le suivent de près. Ils remarquent l'arrivée de Me Ali Yahia Abdennour. «Je suis venu pour marcher, pas pour parler», répond-il à l'adresse d'une journaliste. L'intérêt des journalistes est ballotté entre différents regroupements. Alors que le premier carré de manifestants, composé pour l'essentiel d'élus et de sympathisants du RCD, tente de revenir vers la place du 1er Mai, les journalistes suivent un jeune juché sur une barrière métallique, qui s'époumone : «Marche pacifique», «nous sommes pour le changement», «nous voulons être libres», avant de flancher, à bout de souffle, sous les regards et quelques remarques indulgentes. Les journalistes se replient vers le groupe de marcheurs, au sein duquel Me Bouchachi a fait son apparition. Revenus au niveau du ministère de la Jeunesse et des Sports, les manifestants sont toujours canalisés par les forces de l'ordre. Un policier se retire du dispositif et s'adosse au mur du ministère. Après un rapide regard alentour, il répond sur son téléphone portable. En face, les manifestants brandissent des cartons rouges et crient encore à tue-tête. Parmi eux, des élus RCD et des journalistes sont les plus passionnés. Un autre centre d'intérêt attire l'attention. Un homme, barbu, proteste avec véhémence, entouré de policiers et de curieux. Il interpelle un des policiers : «haggar», «je suis une proie facile moi». Après quelques moments de tension, il repart, non sans essayer de constater l'effet qu'il a provoqué. Au niveau du siège de l'APC, trois femmes, longtemps hésitantes, s'enhardissent : «Pouvoir assassin», crient-elles avant de se raviser quand des passants narquois ont commencé à les applaudir. Soudain, un manifestant attire l'attention en vitupérant «baltagui, baltagui» contre un quidam. Celui-ci se retourne et répond : «Belouizdadi mon frère, pas baltagui». Devant le désarroi de son contradicteur, il force sur son avantage et lui assène : «Prends ton cabas et retourne vers ta wilaya.» Entre le solennel et le surréaliste Toujours dans la même atmosphère particulière, faite de moments solennels et de séquences surréalistes, un attroupement attire l'attention. Journalistes et curieux – en fait la composante la plus nombreuse – se ruent vers le nouveau groupe. Une «guest star» a fait son apparition. Un homme d'un certain âge joue de la flûte. «Saha Si Makhlouf», entend-on crier sous le regard désabusé des journalistes. Le groupe de marcheurs, toujours solidement encadré, joue encore des épaules et des coudes pour gagner quelques mètres de terrain contre les forces de l'ordre. Au même moment, les remarques des riverains se font plus insistantes. «Allez marcher à Hydra ou à El Biar, laissez ‘chamaneuf' en paix». «Tchipa», leur rétorquent des marcheurs. «Ma tchipa, c'est mon quartier», répond quelqu'un. Le claquement des bâtons des policiers contre les boucliers couvre les voix. Aussitôt, les mêmes riverains répondent en écho : «Chabab zoudj». Le petit réduit constitué de marcheurs, de journalistes et de curieux est maintenant plein. Il est bientôt midi. Tout à coup, le teint livide, Belaïd Abrika, emmené par deux personnes, déboule du côté des arrêts de bus, avant de s'abriter derrière le cordon de sécurité devant le siège du ministère des Sports. Une bande d'adolescents, hilares arrivent derrière lui, criant «houuu». Au même moment, le cinéaste Merzak Allouache, accompagné de deux amis, filme des instantanés d'un air détaché. Plus loin, imperturbable, Mokrane Aït Larbi, son carnet de journaliste en main, suit l'évolution de la situation. Théorie des dominos ? Retour vers le condensé humain qui tient lieu de manifestation. Des jeunes, bon chic bon genre, très actifs, participent à leur façon. Ils expriment leur rejet du «système» et exigent plus de liberté. Ils font le bonheur des correspondants étrangers qui les interviewent à tour de rôle. Un correspondant de France 24 choisit un moment particulièrement animé pour enregistrer son envoi, tandis que les autres journalistes tentent de faire réagir Mes Ali Yahia Abdennour et Bouchachi. Un groupe constitué de familles de disparus suscite une certaine sympathie. La présence de femmes âgées et la conviction qui se dégage de leur mouvement y est pour beaucoup. Des slogans nouveaux font leur apparition. Ils évoquent en des termes pour le moins irrévérencieux le président du RCD, absent de la marche, et le Premier ministre. Des slogans favorables au président Bouteflika se font également entendre. Des bruits circulent également. Un député du RCD aurait été gravement blessé. Des rumeurs font état de la présence de Ali Belhadj, qui aurait été empêché de rallier, selon d'autres indiscrétions, le lieu de la marche. Le quartier commence à retrouver son visage habituel, avec le départ des derniers manifestants. Au niveau du jardin où se faisait entendre jadis le sifflement d'un train qui a bercé l'enfance de générations d'Algérois, se jouent des joutes serrées. Là, il s'agit vraiment de théorie de dominos. Des groupes entiers sont absorbés par leur jeu, indifférents au tumulte environnant. Les derniers commentaires fusent chez les journalistes : «On aurait dû les laisser marcher», «le déploiement sécuritaire est disproportionné», «ils devraient comprendre qu'ils n'ont aucune prise sur la société», c'est selon. L'impression est plus nuancée chez certains riverains. «L'Algérie n'est pas l'Egypte», «si nous avons des problèmes, ce n'est pas ces gens qui les régleront», «qu'ils aillent manifester au Club des pins». Le calme revient, la chaussée est à nouveau livrée aux passants. Le boulevard Aïssat Idir est vide. Sous la porte du collège du même nom, la forme humaine est toujours emmitouflée dans son fatras pittoresque. Un aperçu de chevelure révèle qu'il s'agit d'une femme. Hors du temps et de l'actualité, elle se réapproprie sa seule demeure, la rue.