La mémoire a de ces caprices! Elle vous étonne chaque jour! Il y a d´ailleurs ce merveilleux conte que me racontait ma mère souvent les nuits d´hiver afin que le sommeil vienne appesantir mes paupières et que je puisse dormir sereinement et que mes rêves soient féconds. Il s´agit de l´histoire d´un cortège nuptial qui s´est fourvoyé dans des sables mouvants: toute la caravane fut engloutie. Seul un crin de la queue du dernier cheval affleurait encore sur la terre ferme. Un voyageur venant à passer par là, remarqua le crin: curieux, il le tira. Miracle! Toute la caravane suivit le crin comme dans un film projeté en sens inverse. La mémoire capricieuse qui semble endormie pour toujours, se réveille brutalement au détour d´un geste anodin, d´une parole futile ou d´un fait tragique. Ainsi, c´est à la lecture d´un laconique avis dans la rubrique nécrologique que j´ai appris la disparition d´un premier camarade de classe. Immédiatement, la formidable machine informatique du cerveau, branchée à l´indétectable prise des émotions et du sentiment, s´est mise en marche: les premières images floues de garçons pas plus hauts que trois pommes, tous habillés de tabliers bigarrés, avec leur nom épinglé sur la poitrine, se tenant sagement par la main devant le portail de l´école, portail encadré par le pampre de luxuriantes glycines qui donnaient à la rentrée scolaire un certain parfum. Un grand gaillard aux cheveux noirs, habillé d´une blouse grise invitait les enfants à rentrer: c´était un instituteur français, l´époux de celle qui allait être notre maîtresse une année durant. Toute la classe 46 était là. A part le fils du caïd qui était né en 47, tous faisaient partie de la même fournée. Cette rentrée allait être la dernière rentrée de la paix dans ce petit village aux maisons modestes, niché au pied d´une montagne qui nous paraissait à l´époque, le point culminant de notre horizon. Et la seule chose dont je me rappellerai à tout jamais, c´est l´extrême douceur de cette institutrice d´origine kabyle qui avait uni sa destinée à celle d´un Français. Elle nous avait tous adoptés. Et la chose qu´elle remarqua en premier, ce fut la modestie de la taille de notre camarade qu´elle affubla d´un surnom qui allait le suivre toute sa vie: Petit Saïd. Ce fut la seule année que nous passâmes ensemble: mais la seule chose dont je me souviens c´était l´extrême effacement de ce petit bout d´homme que la maîtresse invitait au tableau pour chaque exercice pratique. Par exemple, pour nous enseigner les règles élémentaires de l´hygiène, elle amenait une cuvette remplie d´eau, une savonnette et une serviette. Elle demandait alors à Petit Saïd de venir se laver. Plus tard, nos destinées se séparèrent. Je me rappelle toujours de son père, ce fervent amateur d´apéros qui avait perdu un oeil en Indochine et qui arborait ses médailles chaque fois que l´armée française ratissait le village. Comme je me souviens de ce coin du village traversé par un ravin humide sur les pentes duquel grenadiers, mûriers, plaqueminiers poussaient dans une luxuriante foison de verdure. Je me souviendrai toujours de sa posture préférée, un pied sur le bord du trottoir et scrutant mystérieusement les flancs de la montagne qui se dressait agressive. Il y a trois ans, je l´ai rencontré au village qui n´était plus le village et je l´ai appelé «Petit Saïd». Il a souri, étonné que je puisse me souvenir de cela. C´est tout ce dont je me souviens, Petit Saïd!