Il faut le reconnaître même si toute vérité n´est pas bonne à dire: l´estomac demeure le véritable moteur de l´être humain. Je dirais mieux: il influe considérablement sur le comportement de tous les animaux dont la première préoccupation est de remplir, de la manière la plus agréable qui soit, ce tonneau des Danaïdes ou cet entonnoir (selon Slimane Azem). On a beau satisfaire son insatiable appétit, il faut tous les jours relever le défi et renouveler les fournées qu´il est prêt à engranger. Quand on a faim et que l´on mange, c´est toujours la première fois. Vous me direz évidemment que le Ramadhan est le mois sacré où le croyant s´applique (ou essaie) à réfréner ses désirs, à mettre de côté toutes ses envies matérielles et à essayer d´investir tout son corps et toute son âme, enfin délivrée des nourritures terrestres dans une quête spirituelle qui ira crescendo (dans le meilleur des cas) un mois durant. Evidemment, cet exemple idéal ne représente qu´une infime part des gens que nous côtoyons: ces bienheureux sont rares et sont noyés dans la masse de ceux qui ne sont gouvernés que par le profit, la spéculation où les grossiers appétits. Regardez autour de vous et vous verrez la folle sarabande des consommateurs autour des étals de marché: vous constaterez que les produits les plus insignifiants, les plus dédaignés en temps normal, se parent de meilleurs attraits aux yeux exorbités des chalands. Les produits de bouche, les salaisons, les salades s´entassent dans des couffins surchargés. Les pains changent de forme, de couleur et se chargent d´arômes. Les pâtisseries envahissent les trottoirs. Rien n´arrête le mouvement perpétuel des mains qui tirent le porte-monnaie ou celui du vendeur qui pèse, enveloppe et encaisse. Tout cela pour finir le soir sur une table bien garnie autour de laquelle le cercle de famille, les yeux embués de plaisir, aura, au bout de quelques cuillères de chorba, la soudaine impression qu´il a eu les yeux plus gros que le ventre. Cela peut se vérifier le lendemain au niveau des poubelles ou des décharges publiques: le gaspillage sans frein s´illustre par la quantité de pain rassis qui fera le bonheur des éleveurs de volailles ou d´autres victuailles qui réuniront chats et rats dans le plus pur esprit de coexistence pacifique. Mais s´il n´y avait que cela! Notez aussi combien la faim change les caractères: il n´y a pas meilleur révélateur. Le manque de café, de tabac, les nuits sans sommeil, les longues veillées mettent les nerfs à fleur de peau. Les tensions s´exacerbent. La moindre étincelle met le feu aux poudres. Il suffit d´une petite négligence, quelqu´un qui frôle malencontreusement un autre, un regard mal ajusté pour qu´aussitôt éclate une rixe. Ne parlons pas des retards d´employés qui, pour s´excuser, mettent tout sur le compte du Ramadhan: arrivé bien après les citoyens, qui ont dû faire un 100m selon les performances olympiques pour s´éviter une longue attente, le guichetier prend tout son temps, il fait un tour de son cagibi, déplace les chaises, ouvre l´armoire, cherche un stylo, dévisage les clients, pousse un long et profond soupir avant de s´affaler sur la chaise. Il remarque tout d´un coup que celle-ci ne convient pas, se lève et va en chercher une autre. Les murmures d´impatience, commencent à s´élever dans la foule des clients. Enfin, il se rassoit. Mince! Il a oublié les tampons...puis l´agrafeuse...et les agrafes! Et le cirque recommence. Une journée comme celle-là, il y en aura encore d´autres! Bon courage!