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Mythes, les chemins de l'inégalité
Itinéraires de femmes
Publié dans El Watan le 29 - 12 - 2005

Elles étaient cinquante. Elles refusaient de prendre un époux, contrevenant à l'ordre des choses humaines. Pécheresses, les cinquante Danaïdes furent condamnées à verser dans un tonneau percé, l'eau de leurs amphores. Tous les jours, éternellement.
Le même geste absurde qui insulte l'intelligence, car il n'y a rien de plus sot que de pâlir sur une besogne qu'on sait sans objet par avance. Objet percé que rien ne peut combler si ce n'est le cruel mépris de celui - Zeus tout-puissant - qui conçut la peine. Eternelle et divine, la condamnation des Danaïdes ne souffre que la sueur de celles qui s'activent en vain, dévouées à l'action stérile, vouées à la mécanique insanité. Elles étaient cinquante, et elles avaient préféré leur sèche indépendance de vierges. La peine aurait-elle été moins lourde de non-sens, si le chiffre avait été revu à la baisse ? Non. Le geste solitaire de Sisyphe n'est pas moins absurde que celui des Danaïdes réunies autour de leur tonneau. Qui parlera à égalité d'homme et de femme de l'indignité faite à une humanité rebelle ? Comme le mythe, l'actualité se met en quatre pour vous si vous y pensez. Au Chili, on remet le prix Pablo Neruda à Assia Djebar « pour son engagement pour la défense de la liberté et de la démocratie et pour les droits des femmes ». Dans le même temps, à Alger on débat de la question de la maltraitance des femmes, on agite un projet de loi qui protégerait les épouses battues (et seulement celles-là). L'Algérie est à la mode au féminin, et c'est tant pis. Occasion d'en dire quelque chose avant que Assia Djebar ne devienne immortelle en revêtant ses galons d'académicienne, et que la supposée loi n'avorte comme sous l'effet d'un méchant contraceptif. Certains législateurs ont l'art de chercher en vain ce qu'ils savent par avance ne pas trouver. Geste absurde des Danaïdes, l'indécence et le ridicule en prime. Je suis sourde à cette actualité que j'entends. Je n'entends pas le silence sororal et somptueux des femmes d'Alger recluses dans leur appartement. Esthétisée (trop) ou légiférée (pas assez, pas bien), la parole des femmes ne me parle pas. Désolée de l'entendre ailleurs et lointaine. Jamais autant actuelle. Reprenons l'histoire et le mythe. C'est tout simple, nous ne sommes pas des dieux. La beauté de la terre est dans sa juste mesure. Dès lors que le ciel se libère, je vois la pensée fleurir dans la triste nuit de décembre qui s'apprête à basculer vers 2006, une autre année qui verra d'autres prix pour les mêmes défaites, actions non faites roulant au fond d'un tonneau percé et malin. Le ciel se libère et sur le chemin de la dignité intelligente, j'entends s'avancer les humiliés rachetés par ceux qui en ont marre des preuves accumulées contre les hommes. Si la femme est percluse de souillure, c'est la faute à un prince qui quitte son palais en la laissant sous la garde de ses eunuques repus de leur puissance, les impuissants. Délivrées des chaînes exclusivement charnelles qui les rattachaient à leur roi, des femmes et des concubines décident de n'en faire qu'à leur tête dans le palais d'Ispahan. Elles sortent de leur prison, elles vont se promener dans la campagne, elles se suicident - les insensées - en réclamant le droit suprême de mourir libres. Le sérail imaginé par Montesquieu dans Les Lettres persanes, m'ouvre le chemin d'une dignité possible à une seule condition : la rébellion. A la manière des Danaïdes, ces femmes entrent dans une histoire qui refuse un ordre supposé immuable et qui pendant longtemps a confondu obligation sociale et désir personnel. N'ayant jamais été qu'un corps à la disposition de leur seigneur et maître, elles deviennent « folles » dans un harem qui dérive et finit par couler. Résultat logique du dérèglement d'un système qui perd son boulon central : le maître du palais, celui qui donnait un sens au non-sens. Mais avant que la débâcle ne se généralise dans un roman où les femmes ne sont pas que des abstractions stylisées, je note que l'une de ces femmes décide d'elle-même de confier sa petite fille de sept ans (deux ans avant l'âge légal) aux eunuques noirs chargés de lui enseigner les vertus de la pudeur au fin fond des appartements intérieurs d'Ispahan. Sept ans à peine et privée déjà des libertés de l'enfance parce qu'une mère préfère « la douceur de l'habitude » à « la force de la raison » quand il s'agit d'enfermer sa gamine. Contraire à l'état de nature, l'aliénation n'est jamais autant efficace que lorsqu'elle est intériorisée, persuadant l'être que ce qui advient doit être. La petite Persane ne saura rien de l'histoire d'un tonneau percé. Ainsi soit-il. Peut-être est-ce mieux ainsi. Ainsi, me direz-vous, l'innocente gamine ne souffrira-t-elle pas. Sans doute. Mais quand je souffre, elle souffre. Nous souffrons, même et surtout si les merveilles de la pensée d'un homme n'ont pas de vertu publique, ne débusquant ni prix occasionnel ni législateur qui continue à sommeiller tandis que résonnent à mes tympans les cris de la religieuse de Diderot, rebelle en sa demeure d'exilée involontaire, internée de force, humiliée, martyrisée parce que sa mère a commis « la » faute. Rien n'y fait, les filles en ont marre de chercher des preuves qu'on sait d'avance ne pas trouver. Où donc ces hommes, Montesquieu, Diderot et d'autres, puisent-ils la force de leurs plaidoyers contre la violence, pour la liberté, à parité humaine ? O Juge, masque d'airain ! Ecoute le juste langage des justes etcondamne ! Dans la nuit de décembre, j'entends encore des idées qui me paraissent des lieux communs à force de les entendre. Des idées familières comme le bruissement délicat des gouttes d'eau qui s'échappent d'un tonneau percé, le bruit plus viril d'un rocher qui roule sans fin dans le vent. A égalité de peine.

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