Aujourd´hui, la chaleur, tout en ravivant ses frais souvenirs des marronniers de la porte Dauphine, a transformé l´allée centrale de la cité-dortoir en piste de Santa-Fé de bien avant l´héroïque construction du chemin de fer dont le chantier avait duré sûrement moins longtemps que celui du métro ou du tramway. Il faut dire que les forçats qui travaillaient dans ces chantiers épiques bouffaient de la viande de bison qui, dit-on, était beaucoup plus énergétique que la viande de buffle indien dont se contenteront désormais les rentiers qui s´occupent de notre avenir dans le secteur des transports. Le grand acacia était abandonné par les vieux qui, ayant touché la veille leur pension mensuelle, s´en sont allés aux quatre coins dépenser leur maigre pécule espérant que les services de Monsieur Louh auraient assez d´humanité pour virer la prochaine retraite juste la veille de l´Aïd pour faire face à toutes les dépenses qu´occasionnerait cette fête qui coïnciderait avec la rentrée scolaire...Choix difficile pour ceux qui ont des revenus limités. Déjà, les marchands du coin ont tout préparé: les fournitures scolaires, les habits neufs, même les livres solaires d´occasion sont étalés sur les trottoirs de cette cité qui a tourné le dos à la culture depuis longtemps. C´est normal, c´est une cité-dortoir! Donc, le vieil arbre laissait pendre inutilement son abondante chevelure au-dessus des murettes en ciment où devisaient habituellement «les assis». Si Boudjemâa traversait héroïquement la rue brûlée par le soleil quand son attention anesthésiée par les rayons de l´astre du jour fut attirée par un attroupement inhabituel à cette heure-ci de la journée, à l´arrêt du bus: des gens, de tous sexes et tous âges confondus, entouraient un vieux bus qui aurait été condamné lui aussi par un importateur véreux à finir ces jours dans cette triste cité. Si Boudjemâa pensa aussitôt que ce devait être une de ces banales bagarres qui avaient l´habitude d´éclater à n´importe quel moment de la journée dans ces points de haute tension que sont les marchés et les transports publics: en cette période où le prix de la viande a augmenté de 25%, le moindre regard de travers, le moindre contact physique entre deux individus mal réveillés parce qu´ils ont peu ou mal dormi, ou qui ont l´estomac brouillé par l´ingurgitation de sucreries et de jus frelaté, peut être interprété comme une agression caractérisée ou une tentative d´atteinte à la «karama»...Bref, l´atmosphère est électrique et la moindre étincelle peut mettre le feu aux poudres. «A moins que ce ne soit...», se dit Si Boudjemaâ qui n´attend pas de s´informer pour se perdre en conjectures gratuites: la spéculation en matière d´idées est la seule chose gratuite en ces jours de spéculation...Il peut s´agir aussi d´une banale affaire de vol: paradoxalement, c´est en ces jours de piété et d´abstinence que les vols et chapardages se multiplient d´une manière étonnante! Il faut dire que le monde est injuste: on en veut plus aux petits voleurs qu´aux grands! Allez savoir pourquoi! C´est simple, les gens n´osent plus aller se plaindre puisque le vol de portable et de porte-monnaie est devenu monnaie courante. Si Boudjemâa se souvient quand le porte-monnaie fut happé des mains de sa pauvre épouse alors qu´elle s´apprêtait à payer un marchand. Le malandrin était parti se perdre dans les immeubles verts où se recrutent tous les gibiers de potence de la cité. Personne n´a eu le temps de faire un geste. Il faut ajouter que dernièrement, un jeune barbu toujours vêtu de qamis, qui hantait la mosquée du quartier, a été arrêté pour divers larcins! On ne peut plus se fier à personne! Quand Si Boudjemâa arrive au niveau de l´arrêt, il n´en croit pas ses yeux: les voyageurs étaient descendus comme un seul homme pour prendre à partie le chauffeur qui était là à attendre depuis une heure que son bus se remplisse pour démarrer. Plein de morgue, il est monté dans son épave et est parti presque vide sous les huées des candidats au voyage qui attendront une autre épave... Un début de prise de conscience, se dit Si Boudjemâa rassuré!