«Il m'arrive de croire que la misère attire la misère des autres et que les gens heureux évitent le malheur des autres.» August Strindberg On ne donne pas gratuitement un prix Nobel comme cela à quelqu'un, sans qu'il le mérite. Sauf peut-être pour des motifs politiques. Tout le monde s'accorde à dire que l'écrivain philosophe controversé qu'est Albert Camus, a amplement mérité cette haute distinction grâce à son dramatique récit: La Peste. L'intérêt d'une oeuvre littéraire ou cinématographique est d'avoir plusieurs niveaux de lecture. Sans être une auberge espagnole où chacun y retrouverait ce qu'il apporte par sa propre culture, l'oeuvre foisonnante doit donner diverses directions aux différents lecteurs. Dans La Peste, certains y voient l'arrivée du fascisme qui a submergé l'Europe et l'étouffement des libertés qui en suivit. D'autres n'y voient qu'un récit réaliste inspiré par une épidémie de typhus qui a ravagé l'Algérie quelques années auparavant. D'autres n'y voient qu'une description, dans une ambiance d'enfermement, de la souffrance des hommes confrontés à la mort, à la séparation d'êtres chers, à l'absence de l'amour... Ce qui surprend dès le début du récit est la description des premiers symptômes d'un mal mystérieux qui frappe soudainement une cité apparemment tranquille jusque-là. La répétition d'étranges faits inhabituels commence à soulever des interrogations chez les gens qui ont un brin de conscience: des rats morts apparaissent ici et là, de plus en plus nombreux. Et bientôt cette mort va contaminer les hommes. Car, comme chacun sait, la mort est contagieuse... Mais, moi, ce que j'ai particulièrement aimé chez Camus, c'est la description très réaliste de ce mal qui frappa la Kabylie dans les années 1930, dans l'indifférence coloniale. «De Bordj Ménaïel jusqu´à Fort National, l´auteur va faire connaître aux lecteurs toute une géographie de la misère, de l´indigence et du dénuement. Il va dénoncer, tour à tour, l´insuffisance des infrastructures scolaires, la précarité de l´habitat, l´absence d´hygiène et d´une couverture sanitaire, la dévalorisation de la production agricole de la région, le niveau, extrêmement bas, des salaires qui sont distribués chichement à une main-d´oeuvre pléthorique frappée par un chômage endémique. Il renvoie, dos à dos, et l´administration dont les secours faits par charité, ne sont qu´une goutte d´eau dans un océan de misère, les colons qui profitent de cette situation et les féodalités locales qu´il présente comme les pires exploiteurs. Il dénonce avec la fougue propre à la jeunesse, l'administration coloniale illustrée par le caïdat et la commune mixte qui sont aux antipodes de la démocratie. Il s´insurge enfin, contre les restrictions de l´immigration en France (déjà!) où les quotas sont sans cesse revus à la baisse, sur la crise économique qui frappe la Métropole. Il ne se contentera pas de dénoncer, à travers une centaine de pages d´un voyage au centre d´une misère médiévale où ne manquent que la peste et le choléra (mais qui ne sauraient tarder à venir vu l´ampleur du désastre), il préconisera des solutions pour éloigner le spectre de la misère: hausse des salaires, revalorisation de la production agricole, portes ouvertes à l´émigration, investissements productifs, amélioration de l´habitat et équipement technique, création de nouvelles infrastructures...», écrivait Kurzas. Mais il ne remet point en cause le système colonial lui-même. C'est son problème! Mais je serais curieux de savoir ce qu'il écrirait maintenant quand il mettra plus de deux heures dans sa voiture de sport pour arriver au coeur d'une région transformée en désert industriel avant de mettre quatre à cinq heures pour en revenir, par une route encombrée parsemée de barrages et encombrée de dépôts d'ordures. Il apprendra l'absurdité d'une région où le chômage et le commerce informel se font une concurrence sauvage, qui n'arrive pas à éliminer ses déchets et comble de l'ironie à qui, une subvention allouée à cet effet a été bloquée quelque part. Enfin, c'est une région où les kidnappings succèdent aux rackets et aux enlèvements, où les jeunes reçoivent plus qu'ailleurs des balles non perdues... Que penserait-il enfin de ces morts qui se mettent à fleurir au détour des chemins, en plein automne? Ce n'est pas sûrement l'effet du Printemps arabe.