«Qu'est-ce que créer sinon tenter désespérément de laisser une trace de son passage sur terre?» Jérôme Garcin L'ami B... poussa un grand soupir de soulagement et se balança sur son siège et, les mains croisées derrière sa nuque, dans l'attitude de celui qui vient d'accomplir une grande tâche, dit: «Et voilà! Un article de liquidé! Je respire un moment et je vais m'attaquer au panier de crabes du Mali! -Si tu avais mon âge, tu irais plus vite! Tu auras déjà dans la tête tous les problèmes du monde et il ne te resterais plus qu'à les synthétiser et à les actualiser. Cela sert de glaner tout au long de sa vie des notions qui serviront un jour ou l'autre. - Mais pour en revenir à ton roman, j'espère que tu ne vas pas te contenter de nous refaire l'histoire trouble de la Numidie, avec ses envahisseurs, ses résistants, ses traîtres et ses héros. -Pas du tout! Je pense que c'est une période qui n'a pas été assez exploitée. J'ai adoré, quand j'étais jeune le roman de Gustave Flaubert, Salammbô, tout comme j'ai vu plusieurs fois le film italien Scipion l'Africain. Enfin des oeuvres qui parlent de l'histoire de notre pays bien qu'elles aient été traitées par des étrangers. Il suffira de relire l'oeuvre magistrale de Jérôme Carcopino La vie quotidienne à Rome à l'apogée de l'Empire, pour pouvoir ficeler une histoire qui tient debout. Il n'y a qu' à se baser sur les traces laissées par les divers occupants de cette terre. J'imagine souvent que la garnison romaine, qui était située à l'extrémité des terres utiles, avait établi son camp à proximité des ruines du four. Elle devait être assez importante puisque de nombreux travaux ont été aménagés dans les alentours. Elle devait avoir à l'est une tour de guet sur les lieux mêmes de l'actuel marabout et une autre sur la colline qui se trouve au bout du sentier pierreux qui passe tout au long de la crête. Elle devait être tout le temps sur le qui-vive à cause de l'irrédentisme de ceux qui n'ont jamais accepté l'occupation et qui devaient faire irruption de temps à autre pour gêner les colons ou pour leur voler bétail ou denrées. Le vol de bétail est un art qui a ses traditions dans la région. Sache qu'on a trouvé des restes d'un aqueduc qui avait été amené du ravin, deux kilomètres en amont. Une partie a disparu lors d'un éboulement qui a emporté une partie de la colline. Il ne subsiste que la rigole faite de pierres plates qui descend vertigineusement vers le ravin où avait été édifié, sur un promontoire rocheux, un moulin à eau dont il ne reste que trois murs délabrés. Mais avant de couler vers le moulin, l'eau aboutissait à une sorte de niche qui faisait repère sur le petit sentier caillouteux qui mène vers une source d'eau fraîche qui alimente le cours d'eau. En passant devant la niche qui était évidemment une construction humaine, mon grand-père qui allait souvent chercher du sable dans le lit du ravin me disait: «'C'est la grotte de la chatte.» Le pauvre vieux avait dû voir une fois une chatte sauvage abriter ici-même sa portée et il en parlait toujours avec respect comme si la chatte détenait un certain pouvoir occulte. On n'a pas trouvé les immenses meules de pierre taillée, pour la bonne raison qu'elles ont dû être transportées vers un autre moulin situé deux cents mètres en amont et qui a fonctionné jusqu'en 1954 au moins, ruiné par la guerre et la concurrence de deux minoteries électriques installées par les deux plus riches commerçants du village. J'ai eu le privilège d'avoir connu le dernier Maître Cornille du village et d'avoir souvent entendu le bruit cristallin de l'eau sortant du moulin, ajoutant une note supplémentaire de fraîcheur au bruissement du torrent qui, par saison, devient impétueux. Le vieux meunier ne s'était pas fatigué comme les Romains pour détourner le cours d'eau: une rigole d'une longueur de cinquante mètres avait suffi pour faire tourner les meules imposantes.»