Pour ses services, le meunier n'exigeait pas d'argent ; il prélevait un quart de « guelva », le double décalitre. C'est une petite bicoque en pierre de grès au milieu de jardins en terrasses, à l'ombre des frênes, des chênes et des figuiers séculaires. Cette vieille masure pittoresque qui surplombe un torrent de montagne gonflé par les eaux de la fonte des neiges est un moulin à eau. Un moulin à eau comme on n'en trouve plus aujourd'hui alors qu'ils étaient très nombreux dans la région, il y a encore un demi siècle. Et c'est un véritable miracle que cette antiquité soit encore en activité. Da Tayev, son propriétaire, est un fringant jeune homme de 78 printemps au ton jovial et à l'esprit aussi vif que le pas. C'est avec beaucoup d'entrain qu'il remplit encore son office de meunier, accomplissant les mêmes gestes et les mêmes rituels depuis 1953, année de la fondation du moulin. Tout est encore aussi rustique qu'authentique dans ce moulin mis à part, peut être la roue à palettes qui est aujourd'hui en fer alors qu'elle était en bois comme l'ensemble de l'engrenage qui compose ce moulin hydraulique. « C'est parce que le bois pourrit en été quand le moulin s'arrête que j'ai opté pour une roue en métal », nous explique Da Tayev en nous montrant les mécanismes qui font tourner les meules. Nous sommes au village d'Imaghdassen, pratiquement au sommet de l'Akfadou, à plus de 1 100 mètres d'altitude. C'est une journée d'hiver très printanière et le panorama qui se déroule à nos pieds est tout simplement sublime. Déclinant en altitude les villages descendent en cascade jusqu'à se perdre dans le bleu de l'horizon au fond des vallées brumeuses. « Ici, c'est le pays du gland et du sanglier » Il y a encore quelques années une vingtaine de moulins activaient dans la région. Chaque moulin était la propriété d'une dizaine ou d'une quinzaine de paysans associés pour la circonstance. Il servait à moudre le blé, l'orge, les fèves, les pois chiches, les glands, le maïs, le café et même des épices. Il servait également à la préparation de ce fameuse farine dénommée « arkoul » ou « adhemine », faite à base d'orge, de pois chiches et de maïs grillés. Cette farine était indispensable au paysan et constituait son ordinaire quand il partait travailler aux champs. Mélangée à de l'huile d'olive et accompagnée d'une poignée de figues sèches, elle était souvent le principal et très consistant repas qui agrémentait le dur labeur de la terre. Pour ses services, le meunier n'exigeait pas d'argent. Il prélevait un quart de « guelva », le double décalitre. « Aujourd'hui, les gens ne mangent plus d'orge », dit Da Tayev comme à regret. Pour la confection de la galette et du couscous, tout le monde s'est rabattu sur les semoules industrielles présentes en force dans le commerce même si personne ne sait précisément de quoi elles sont faites. Assis au bord d'un talus, Da Tayev sculpte à coups de hache une nouvelle pièce pour l'engrenage de son moulin qu'il fait surgir d'un tronc de chêne. Tout donnant des petits coups précis, il nous parle de ce temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, comme dit la chanson. Avant, à Imaghdassen, on vivait du bois de la forêt, principale richesse de la région. Bois de chauffage ou de construction, il était vendu dans les vallées par les habitants qui s'improvisaient bûcherons ou menuisiers. Chaque tribu kabyle avait sa spécialité et ses produits spécifiques. L'Akfadou fournissait le bois de ses forêts et faisait ainsi vivre ses hommes. Celui qui n'arrivait pas à subvenir aux besoins de sa famille prenait son baluchon et émigrait en France. « S'il n'y avait pas l'émigration, il y a longtemps qu'on serait tous morts de faim », dit Djamel, son fils qui ajoute avec une pointe d'humour : « Ici, c'est le pays du sanglier ». Il est vrai que seule cette force de la nature qu'est le sanglier arrive à survivre dans cette contrée aussi belle que rude, aussi altière que pauvre. Djamel ne sait pas encore s'il reprendra un jour le travail de son père. Il possède une petite boutique et taille la pierre de grès pour la revendre à ceux qui ont les moyens de se construire une villa. Da Tayev, lui, possède un petit lopin de terre, un moulin, deux vaches, un mulet et surtout, cette volonté de perpétuer le mode de vie hérité de ses ancêtres. Sa petite retraite glanée des quatre ans passés en France lui suffit à peine à boucler les fins de mois difficiles. La montagne ne nourrit plus son homme Aujourd'hui, il n'y plus de moulins et si peu d'eau dans les ruisseaux. Les hivers sont moins féconds et la plupart des sources de montagnes ont été captées et versées dans le réseau AEP qui alimente les villages. Avant, l'eau du torrent était réglementée selon un usage bien établi. Du vendredi soir, après la prière du Maghreb jusqu'à mardi matin, elle servait à faire tourner les moulins. Le reste de la semaine elle s'en allait en rigoles sinueuses irriguer les jardins nourriciers. Ainsi allait la vie. Aujourd'hui il en va autrement. La montagne ne nourrit plus son homme. Les nouvelles générations ne travaillent plus la terre. Les vieilles traditions et les vieux métiers se perdent. Ceux qui ont font le choix de rester au village se sont tourné vers l'élevage bovin quand ils ne vivotent pas en vendant des cartes de recharge téléphoniques ou des babioles chinoises. Un patrimoine à sauvegarder Au départ, Da Tayev n'avait le droit de faire tourner son moulin qu'en hiver lorsque l'eau abondait. Et pour cause, il était le dernier arrivé dans une corporation jalouse de son métier et qui veillait à ne pas admettre d'intrus. Puis, petit à petit, les meuniers se sont mis à disparaître les uns après les autres et les moulins à tomber en ruines. Les temps ont changé mais ils n'ont pas eu de prise sur Da Tayev qui continue vaille que vaille à maintenir une tradition beaucoup plus pour par plaisir que par rentabilité commerciale. En plus de cette joie du paysan obstiné à faire tourner de vieilles meules usées par le temps, il y a également autre chose que notre meunier ne dit pas mais que l'on devine dans ses gestes et son regard. Il y a cette notion d'utilité publique par le service rendu à ses vieilles grands-mères qui continuent de lui ramener du grain à moudre. Quand on les voit, le port altier, gravir les sentiers pentus du village avec leurs vieilles robes défraîchies avec des sacs de 30 kilos que de fragiles cordelettes maintiennent sur le dos, on se dit que rien n'a vraiment changé et que le temps est immuable dans ce coin de montagne. On se dit aussi que le meunier qui nourrit les hommes de farine et les bêtes de son est un beau et noble métier qui gagnerait à être sauvegardé. Aujourd'hui quand les gens viennent voir Da Tayev, ce n'est pas forcément pour moudre leurs grains. Ils sont de plus en plus nombreux à venir le voir avec une caméra ou un appareil photo numérique afin d'immortaliser des gestes et un métier qui appartiennent à un autre siècle et qu'il faudrait peut être songer à préserver comme une part de notre patrimoine ancestral. |Comment ça marche ? Pour faire tourner un moulin, il faut, bien entendu, de l'eau, beaucoup d'eau. L'eau du torrent est détournée en amont par un petit canal qui aboutit au-dessus du moulin. Un bief la ramène alors jusqu'en bas. Le bief, une sorte de tuyau qui se rétrécit progressivement tout le long de sa longueur, amène l'eau dans la partie souterraine du moulin. Tombant presque à pic d'une hauteur de 15 mètres, l'eau est naturellement sous pression et fait tourner une roue à palettes qui entraîne l'engrenage qui fait tourner les meules. Une merveille de simplicité, d'efficacité et d'ingéniosité. L'énergie renouvelable était connue de nos ancêtres depuis des temps immémoriaux. Les moulins hydrauliques étaient en usage à travers toute la Kabylie, principalement dans les régions qui disposent d'un cours d'eau plus ou moins pérenne. Quelle est l'origine exacte de ces moulins ? Ont-ils été introduits par les romains ou par les agriculteurs andalous fuyant la reconquista ? Nul ne semble le savoir.|