«Quand je te disais que les souvenirs tombent en cascade, ce n´est pas qu´une image de rhétorique. C´est vraiment une avalanche d´images très claires qui prennent une nouvelle signification avec la maturité. Quand m´est venu à l´esprit le souvenir de la chute du gendarme dans ce fossé rempli de tourbe, le bruit d´une eau coulant avec force à proximité m´a fait penser à ce petit ravin couvert de roseaux qui avait servi de décharge publique aux nombreux bouchers qui envahissaient la place du village les jours de marché: c´est-à-dire le vendredi. Ce n´était qu´un amoncellement d´os provenant de l´équarrissage de bêtes fraîchement tuées dans un coin de la place, à l´ombre d´un frêne gigantesque qui trônait au milieu de quelques modestes peupliers auxquels les âniers attachaient leurs montures pour être libres de leurs mouvements. Cette profusion d´arbres à cet endroit précis ne pouvait s´expliquer que par l´existence d´une nappe d´eau qui devait déboucher plus bas sous forme de fontaines et de sources qui feront la réputation du village. Chaque fontaine, chaque source, se verra entourée de vertus propres attachées à des légendes transmises oralement par la tradition. Les instituteurs, plus prosaïques, nous expliqueront plus tard que c´est une couche argileuse située en contrebas qui fait barrage à toute l´eau qui vient de la montagne et qui affleure par tous les interstices. Cela eut pour conséquence première d´abord, la fixation d´habitants autour des fontaines et des sources et ensuite une pléthore de jardins potagers qui suffisaient jadis à nourrir une population peu nombreuse. D´ailleurs, c´est l´abondance de cette eau qui avait attiré, en leur temps, les Romains qui y avaient construit un poste de garde assez important sur la partie la plus élevée du village d´où ils pouvaient contrôler tous les mouvements dans la vaste plaine qui s´étend de part et d´autre d´un oued qui serpente entre deux chaînes montagneuses. Les Romains devaient s´adonner à la culture des céréales car ils avaient aménagé à proximité de leur camp, une conduite d´eau faite de pierres plates, qui faisait tourner en hiver, un moulin à eau situé dans le ravin. Les vieux montagnards, ignorant l´importance stratégique de ce camp retranché, avaient baptisé l´une des ruines, une sorte de niche où devait tomber avec violence une eau domptée, «la grotte de la chatte», car elle a dû servir de refuge à un félin sauvage. Il aura fallu la venue d´un missionnaire italien pour que des fouilles superficielles fussent entreprises et qu´un petit trésor fût mis à jour: des jarres, des pièces, une balance et un mur enserré par les racines d´un puissant olivier. Tout cela pour te dire que l´eau était véritablement une bénédiction. Les ruisseaux gazouillaient toujours jusqu´au mois de mai, favorisant la croissance de mille et une herbes aromatiques que des mains diligentes de vieilles montagnardes cultivaient dans un espace restreint, très restreint, car sitôt sorti du périmètre du village, la rareté de ce précieux liquide se faisait cruellement sentir.»