Les folles amours russes à la Gogol qu'a tissées Alger avec la nomenklatura de l'ex-Urss, à la faveur de la guerre froide, que ce soit sous Kroutchev, Brejnev et ses successeurs jusqu'à Boris Eltsine, n'ont jamais été bâties sur des sentiments révolutionnaires ou des alliances stratégiques, mais bel et bien sur une histoire de troc. Les dirigeants algériens, de Ben Bella à Chadli Bendjedid, en passant par Boumediène, avaient tous une même perception de leur relation avec la superpuissance qu'était alors l'Urss. L'ère du bipolarisme planétaire avait contraint nos dirigeants à effectuer le choix de leurs alliances futures en fonction des contingences internationales et du rapport des forces qui en découlaient. La Révolution algérienne a subi des dérives idéologiques au point qu'elle a fini par se «défroquer» de sa vocation initiale pour devenir un relais directement placé sous orbite soviétique. Les louanges de la révolution d'Octobre, du léninisme et du «père des peuples» Joseph Staline, on a bien fini par les chanter dans cette Algérie post-indépendance, devenue socialiste contre sa propre volonté. L'«Ami soviétique» caressait déjà, en ce début des années soixante, l'Algérie dans le sens du poil. L'Egypte de Nasser et l'histoire de son barrage d'Assouan, construit par Moscou et inauguré en grande pompe, à la fois par le Raïs, Kroutchev et Ben Bella, un certain mois de 1963, avaient scellé une alliance entre deux grandes révolutions arabes et l'empire rouge. Le Kremlin a longtemps instrumentalisé Alger et Le Caire, figures de proue du Non-Alignement, dans sa guerre froide avec les Etats-Unis. Durant près d'un quart de siècle, ces deux pays arabes joueront le rôle d'acolyte. Tous nos malheurs, ceux de l'Egypte de Nasser et de l'Algérie socialiste, sont imputables aux choix erronés imposés ou inspirés de l'expérience soviétique. Je me souviens de la première visite effectuée par Ben Bella en Amérique en octobre 1962. Jusqu'à ce jour, la photo publiée par Paris Match et la presse internationale reste gravée dans le marbre. Elle a fait le tour de la planète. Elle a séduit des centaines de millions d'adeptes de notre Révolution dans le monde. Cette photo montrait deux présidents, John Fitzgerald Kennedy et Ahmed Ben Bella, côte à côte, souriants, habillés de costumes identiques- hasard d'un couturier parisien - sous le regard à la fois épaté et langoureux de l'épouse, Jacqueline Kennedy, venue en renfort sur la pelouse de la Maison-Blanche pour admirer ce «fellagha célèbre», arrivé d'une terre lointaine pour laquelle son mari, en sa qualité de sénateur, était devenu un fervent défenseur au point de conduire jusqu'à Palestro, l'actuelle Lakhdaria, une délégation chargée par le Sénat de faire la lumière sur les dépassements de l'armée française. Ben Bella avait combiné en fait pour que sa visite aux Etats-Unis coïncide avec la cérémonie d'admission de l'Algérie à l'ONU. L'Amérique redécouvrait avec passion l'image de ce pays nord-africain dont les GI's avaient déjà foulé le sol, durant la Seconde Guerre mondiale, laissant aux «indigènes» que nous étions le goût inachevé de l'arôme du chewing-gum et des cigarettes Camel qu'un tube d'un chanteur juif maghrébin sacralisera d'ailleurs sous le titre fort évocateur de «OK Bye Bye». Le drame de nos relations avec l'Amérique s'est produit à peine quarante-huit heures après cette visite historique. Décollant de l'aéroport de New York, Ben Bella ordonne à son pilote de se diriger tout droit vers La Havane : capitale de l'anti-impérialisme agissant et poste d'observation avancé de l'Urss. C'était le premier «crash» de la révolution algérienne. Ce désastre politique allait sonner le glas pendant près de cinquante ans pour les Algériens qui voyaient anéantis tous leurs espoirs pour asseoir une vraie démocratie. L'Urss n'a pas aidé l'Algérie. Loin s'en faut. Elle y a trouvé un marché. Un fabuleux débouché pour sa production d'armement qu'elle arrivait difficilement à écouler dans le monde socialiste, car ses clients potentiels étaient des pays pauvres, sans ressources. Exceptées l'Algérie et la Libye qui réglaient leurs achats rubis sur l'ongle, les Russes fourguaient leur quincaillerie selon le traditionnel mode d'emploi «en veux-tu, en voilà». Nous avons été les dindons de la farce. Depuis la nationalisation de notre pétrole par Boumediène, l'Urss a quintuplé ses ventes d'armement. Le choix « idéologique » l'emportait sur celui de la qualité des armes qui nous étaient fournies au détriment de notre sécurité. Des officiers supérieurs de l'ANP reconnaissent volontiers aujourd'hui que nous avions perdu, par exemple, notre supériorité aérienne dans la région avec le Maroc de Hassan II. Nos Migs 23, 25 et 27 de l'époque étaient largement supplantés en termes de qualité et de technologie par les F15 et F16 dont se dotait l'armée marocaine. Pour cette quincaillerie, Boumediène continuait à signer des chèques en blanc à son «ami» Brejnev en étant convaincu qu'en cas de mauvaise passe, il pourrait toujours compter sur l'intervention franche et directe de Moscou, comme lors de l'agression tripartite contre Suez en 1956 qui a contraint les puissances occidentales à rebrousser chemin après l'avertissement de Molotov. Feu Kasdi Merbah, patron de la sécurité militaire, avait osé attirer l'attention du président Boumediène, lors de la « marche verte » ordonnée par Hassan II en octobre 1975, qu'en cas de conflit armé, l'aviation marocaine, constituée à la fois d'avions français Jaguar et de F16, prendrait le dessus sur «nos» Migs. Tous les spécialistes du monde en la matière savaient que, sur ce terrain de la confrontation, nous étions largement défavorisés. Un général, aujourd'hui à la retraite, m'a rapporté cette anecdote survenue lors de l'une des visites de Boumediène à Moscou. Au cours du toast traditionnel, le secrétaire général du parti communiste de l'Union soviétique, Léonid Brejnev, leva son verre et but à la santé de l'«amitié algéro-soviétique». Il remarqua que son hôte algérien, tout en faisant mine de le suivre, n'avala pas une goutte du célèbre breuvage de vodka. Il savait que Boumediène était un musulman scrupuleux. - Alors M.le président, lui dit-il, souriant, toujours croyant? Le lendemain, au cours de la visite de l'usine d'armement la plus secrète de l'Urss, Brejnev a tenu à accompagner en personne la délégation algérienne. Il voulait lui témoigner du degré d'amitié liant Moscou à Alger. - Je vais vous faire une surprise. Je vais vous montrer pour la première fois notre char, le T.72. Voyant Boumediène fort intéressé à la vue de ce monstre blindé, il lui dit: - Monsieur le président, pour chaque verre de vodka que vous prendrez avec moi, je vous offrirai une de ces merveilles de T.72. Vous en emporterez, crut-il bon de lui préciser, autant que vous en boirez de verres. - Monsieur le secrétaire général, vos services du KGB ont dû certainement vous informer que je ne bois jamais d'alcool. Cependant, je suis prêt à relever votre défi car j'ai dans ma délégation, le colonel Slimane Hoffmann, célèbre pour avoir vidé les meilleures caves de France. En ami sincère et loyal, je tiens néanmoins à vous avertir que si vous persistez toujours à faire le troc consistant à donner un char T 72 pour un verre de vodka bu, le colonel Slimane Hoffmann vous dépouillera d'ici demain matin de toutes vos divisions blindées! Il est vrai que les dirigeants soviétiques étaient habitués jusque-là que, lorsqu'ils trinquaient, c'étaient toujours leurs amis qui... payaient la facture.