« Le tonnerre est impressionnant mais c'est l'éclair qui est important » Mark Twain En août 1991, l'union soviétique se disloque. L'effondrement de l'empire engendre d'autres empires qui contrôlent largement à leur profit la transformation de l'économie centralisée en économie de marché. Des cartels mafieux de plus en plus puissants se constituent, infiltrent l'économie et contractent des alliances avec certaines parties du pouvoir. L'un des secteurs où les cartels réalisent leurs plus juteux bénéfices est celui du pétrole qui procure à la Russie plus de la moitié de ses rentrées en devises. Dans ce cartel, se sont engouffrés de jeunes loups, qui s' étaient déjà achetés des fiefs politiques avant de devenir des milliardaires redoutés. Poutine l'aura compris. L'influence grandissante de ces lobbies risque de lui valoir même son siège au Kremlin. Alors, il commence à traquer « cette faune qui gagne secrètement une influence toujours plus importante sur la vie économique, sociale et politique, mais aussi sur la justice et l'administration. Elle sera un jour en mesure de dicter ses normes et ses valeurs à la société. » Alors Poutine frappe. Le patron de Ioukos sans doute le plus influent de tous est jeté en prison. Abramovitch, lui, ayant senti le vent tourner, largue les amarres et se réfugie sous des cieux plus cléments. Il s'installe à Londres où il achète l'un des clubs les plus populaires de la ville, pour en faire une équipe de rêve qui compte, désormais parmi les meilleures au monde. Un provincial sans envergure Il était une fois, au milieu des années 1960, un enfant nullement programmé pour réussir. Un provincial du nom d'Abramovitch, ukrainien, domicilié à près de 800 km de Moscou... Le père, Arkadi Abramovitch, n'aurait sans doute jamais imaginé, un certain jour de l'automne 1966, dans la clinique où sa femme venait d'accoucher, que leur bébé se déplacerait un jour en Mercedès blindée personnalisée et en yacht de luxe. C'est que l'enfant, plus de trente années après, allait devenir propriétaire d'usines, de navires et d'empires industriels. Le destin, toujours plus prodigue, allait leur offrir les terres les plus au nord du pays avec leurs gisements de pétrole, d'or, de nickel, de platine et de diamant. Il faut dire qu'au début de l'année 2001, Roman Abramovicth, 34 ans, modeste chef du bureau de la société d'aluminium de Sibérie, à Moscou, dont il est en fait le propriétaire, devient gouverneur du district autonome de Tchokotka en Sibérie. C'est l'un des plus jeunes gouverneurs de Russie et le plus étranger au monde politique. Cette ascension fulgurante suscite des interrogations, voire des inquiétudes au sein de la classe politique. Les observateurs ne savent pas si c'est un bien ou un mal. Pour les électeurs et les médias, cette situation est naturellement un bien : ce jeune homme étant déjà riche, il ne tapera pas dans la caisse. Mais avant d'en arriver là, Roman a dû trimer, voire s'adonner à quelques coups tordus. Ainsi au péril de sa vie, il a détourné des convois entiers de produits pétroliers qui ne lui appartenaient pas, venus de raffineries qui n'étaient pas à lui, vers la Lettonie, qui n'était plus soviétique... Abramovitch a dû utiliser des méthodes de malfrat pour atteindre les sommets. Sa chance, si l'on puis dire, intervient au milieu des années 1990, grâce au soutien de Berezovski, milliardaire et éminence grise du Kremelin, qui avait lancé la privatisation sous forme d'actions contre crédits des fleurons du patrimoine de l'Etat. Les perles de la couronne ont été cédées par le Kremlin en échange d'un soutien à la réélection de Boris Eltsine (1996). Tirant sa fortune d'enchères, qui lui ont offert le pétrole de Sibérie, Roman a aussi appris à gérer son capital politique. Jeune oligarque, gouverneur fortuné, il peut s'acheter les nouvelles nomenkaturas dans une Russie corrompue. Mais avant d'y mettre le holà, Poutine avait prévenu. L'Etat ne pourrait s'accommoder de ces pratiques, qui en fait menacent les fondements mêmes du Kremelin. Poutine menace Les menaces de Poutine sont mises à exécution, mais Roman est déjà parti en Angleterre où il s'achète un club. Il peut se le permettre, puisque sa fortune est évaluée à 5,6 milliards de dollars après avoir vendu tous ses biens en Russie. Alors que son compère Mikhaïl Khodorkovski assiste en prison au démantèlement de sa compagnie pétrolière, Ioukos, Abramovitch coule des jours heureux à Londres où il défraie la chronique sportive puisqu'il est à l'origine du transfert record que l'histoire du football ait jamais connu (37,5 millions d'euros pour l'achat de Didier Drogba)... C'est que cet ancien ami de Tatiana, la fille de Boris Eltsine, est la première fortune de Grande-Bretagne et la 22e du monde. Il peut donc tout se permettre. « Je suis capable d'acheter n'importe quel joueur pour atteindre les résultats espérés. S'il le faut, je dépenserai encore plus d'argent. » Lorsqu'il a pris Chelsea que quelques supporters désabusés appellent « Chelsky », Abramovitch s'attache les services de presque autant de joueurs que l'équipe sur place et annule les dettes du club. La mort dans l'âme, les « anciens » accusent le coup, mais acceptent cette générosité tombée du ciel. A plusieurs milliers de kilomètres de là, en Russie, l'attitude surprend et scandalise. Les gens ne comprennent pas qu'un enfant du pays aille jeter son argent à l'étranger, alors que ses concitoyens ont tellement besoin de son aide. « Il a humilié la Russie, c'est inadmissible », tempête le maire de Moscou qui se demande où est passé l'esprit patriotique dans tout ça. En réponse, Roman se moque de l'appréciation du maire, considérant que le patriotisme dont on parle est un peu vieillot et que de toute manière, en Russie, « nous ne sommes pas dans un pays libre ». Les joueurs de Chelsea n'ont jamais été aussi choyés. Ils sont royalement payés et apprécient beaucoup ce président providentiel qui a su les arroser de ses millions d'euros et les a mis dans des conditions d'évolution meilleures, comme par exemple la construction d'un nouveau site pour les entraînements. Au plan des salaires Makelele, qui était pourtant dans la plus prestigieuse et la plus riche équipe du monde, a trouvé son compte et vu son contrat largement revu à la hausse avec plus de 300 000 euros par mois. La politique dépensière du milliardaire russe, si elle fait jaser du côté de l'Oural, subjugue les supporters des blues qui n'ont jamais autant vibré pour un club qui occupe désormais les devants de la scène, non seulement en Angleterre mais aussi en Europe où il est redouté, voire craint... Son rêve ? Une équipe constellée de stars qui ravirait la vedette au Real de Madrid et qui dominerait pour longtemps le football européen. La première étape a été franchie, puisqu'en faisant de l'ombre à Manchester, Chelsea a effacé les Mancuniens de l'imaginaire des Anglais. Rooney, le jeune prodige d'Everton, est déjà sur les tablettes, a à peine 18 ans. combien il coûte ? Roman est prêt à débourser 90 millions d'euros. Rien que ça ! Pour un club de cette envergure, l'argent ne compte pas, car Roman a racheté l'un des joyaux de la constellation des clubs de la capitale. Le Chelsea FC, deux fois vainqueur de la Coupe des vainqueurs de coupe (1971-1998), vainqueur de la Supercoupe d'Europe (1998), champion d'Angleterre en 1955 et trois fois vainqueur de la Cup d'Angleterre (1970, 1997, 2000), vénérable institution quasi centenaire (création en 1905). Il dépense sans compter le club, comme on l'a écrit, s'était lancé dans un grand plan d'investissement tous azimuts. Avec un objectif : diversifier la marque Chelsea pour gommer au maximum les incertitudes sportives et les revenus qui en découlent. La modernisation du stade Stanford bridge et la construction du village des Blues (hotel, musée, restos, magasins pour produits dérivés du club, ont creusé le déficit. Mais Abramovicth sait être généreux. Encore une fois, il sort son chéquier. Trois cents millions d'euros pour ajouter l'équipe londonienne à ses autres biens anglais. Grâce à la vitrine Chelsea, envolés les soupçons de détournement de roubles (environ 115 000 euros). Pour Desailly qui a été le capitaine de Chelsea, « Abramovitch ne fait pas n'importe quoi, il fait les choses intelligemment. Il a su être proche des bonnes personnes. Le foot, les gars, c'est du business, vous savez ». Le milliardaire russe tente ainsi à coups de millions de donner une aura européenne à son club. Cela passe par le championnat d'abord et les Blues semblent près du but. Lui, il en attend une respectabilité à l'image de l'Egyptien Mohamed El Fayed. Le propriétaire de Harrods a repris Fulham en 4e division pour le faire grimper en première, afin de mettre en évidence son attachement à l'Angleterre et d'en obtenir peut-être la nationalité. D'autres fortunés ont jeté leur dévolu sur les clubs de football comme le diamantaire Fiszman qui a acheté Arsenal en 2000. L'homme d'affaires américain d'origine croate Mandaric s'est choisi Portsmounth en 1999. Sans oublier le producteur Richard Murray à Charlton, le restaurateur Joe Lewis à Tottenham. Avec bien évidemment plus ou moins de réussite. Mais dans le tas, c'est assurément Roman qui tire son épingle du jeu en atteignant les hauteurs, regardant avec dédain ses rivaux. Sollicité par son pays, alors que les rumeurs les plus folles circulent à propos de la présidence de la Fédération russe de football qu'il briguerait, Abramovitch a démenti : « Je n'ai jamais eu l'intention d'être candidat. J'ai assez à faire comme ça. » Il faut signaler qu'en plus de Chelsea, le milliardaire parraine, par le biais de son entreprise Sibneft, le CSKA Moscou, qui hasard du tirage au sort, figure dans la ligue des champions aux côtés de Chelsea. A Londres, les chiffres consacrés au club londonien donnent le vertige. En deux saisons, Roman a dépensé plus de 325 millions d'euros rien que dans le recrutement. Somme à laquelle il convient d'ajouter les 21 millions d'euros déboursés pour racheter le club à Ken Bates, son prédécesseur. Le recrutement ? Drogba, Cavalho, Cech, Cole, Duff, Robben, Bridge sans compter l'entraîneur Jose Mourinho qu'il est allé « chipper » à Porto, en pleine gloire. Charismatique mais pas autoritaire, inspirateur mais pas dictateur, José a permis à ses joueurs de s'épanouir pour dominer allègrement le championnat anglais, laissant loin derrière les grosses pointures comme Manchester, Arsenal et Liverpool, qui s'est vengé toutefois en éliminant, mardi soir, les Blues de la champions League. D'ailleurs c'est là, l'un des rares faux pas du club londonien qui aura connu plus de joies que de déceptions. « Quand on batit une équipe à coups de milliards, le risque majeur est de se retrouver avec une mosaïque de stars plus qu'avec un vrai groupe », avaient pronostiqué les puristes. La réponse est fulgurante sur le terrain et Mourinho a raison de dire que « son équipe est bien plus forte qu'une addition de talents. » Parcours Orphelin d'origine juive, Roman Abramovith (né le 24 octobre 1966 à Saratov) a été élevé par son oncle Abraam à Moscou. Il entre dans les affaires au moment de l'effondrement du système communiste, au début des années 1990, lors de la privatisation sauvage et opaque de l'ex-URSS. Diplômé en pétrochimie de l'université de Moscou, il a bâti sa fortune à l'époque de Boris Elstine, en rachetant la société pétrolière Sibneft en 1995. Pour échapper au fisc, il s'est fait élire gouverneur de la lointaine région Tchoukotka. Aujourd'hui, ce milliardaire de 39 ans, Roman Abramovitch, 49e fortune mondiale, selon la revue américaine Forbes, est l'un des principaux actionnaires de Sibneft (92%), 5e compagnie pétrolière russe. Roman Abramovitch a racheté Chelsea en juillet 2003 pour la coquette somme de 200 millions d'euros.