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Les vérités cachées du scandale Pegasus
Bouleversement stratégique et nouveaux rapports de force dans la région arabe
Publié dans L'Expression le 12 - 08 - 2021

Le tollé soulevé par ces deux faits explique sans doute le ton apaisant adopté par le roi du Maroc dans un discours prononcé le 31 juillet 2021 à l'occasion de la fête du trône. Mais ce discours évacue habilement les raisons profondes qui les justifient. Il ne permet pas non plus de savoir ce qui peut bien motiver l'algérophobie entretenue par les médias marocains. C'est là une immense interrogation qui se pose devant l'esprit et que la fermeture relativement récente de la frontière ne peut pas à elle seule satisfaire. Aussi, la réponse se trouve-t-elle bien au-delà, dans un enchaînement d'événements comme le sens d'une phrase dans les mots qui la constituent. Chacun contribue, sans la contenir lui-même, à la signification de l'ensemble, qui ne se découvre qu'à l'instant où intervient la conscience active et où, en l'occurrence, l'on prend du recul pour raisonner et comprendre au lieu de surexciter les sentiments et s'égarer.
Quand la morale perd ses droits
C'est pourquoi la réponse ne peut pas se concevoir sans considération pour les causes profondes du trouble qui a marqué les relations passées et qui continue de perturber le présent tout en compromettant l'avenir commun. Il s'agit avant tout d'une obligation morale pour tout Maghrébin qui ne peut pas rester indifférent à la doctrine initiée en 1958 à Tanger par les représentants des courants indépendantistes d'Algérie, Maroc et Tunisie. C'est aussi une nécessité politique, économique et sentimentale qui oblige à éveiller l'attention et à inciter la pensée à s'arrêter sereinement sur les raisons profondes de la panne du processus ainsi enclenchée, et donc sur les motifs des «actes d'animosité et d'agressivité contre l'Algérie». Le mérite d'une telle investigation est de toucher à des faits historiques avérés pour rendre raison d'un concept clé, celui de l'«ennemi extérieur». Ce concept a toujours servi d'argument à certains régimes pour réaliser ou renforcer l'unité interne. Il a été utilisé par exemple avec succès en Prusse lorsque Bismark (1815-1898) unifia l'Allemagne au terme d'une guerre victorieuse contre la France en 1870. Il le sera en 1963 au Maghreb où quatorze mois et vingt-six jours à peine après l'indépendance, l'Algérie subira une agression armée de la part de son voisin marocain dont le régime avait besoin de maîtriser des forces politiques turbulentes qui voulaient participer à l'exercice du pouvoir post-colonial. Ce conflit frontalier a duré à peine cinq mois (25 septembre 1963- 20 février 1964), mais il creusa un fossé politique et moral considérable que les tentatives de rapprochement ultérieures ne réussiront pas à combler. À partir du 6 novembre 1975, ce fossé s'est élargi avec la «Marche verte» de 300 000 Marocains visant à envahir le Sahara occidental que les Espagnols s'apprêtaient à quitter après une colonisation datant de 1884.
Les accords de Madrid signés une semaine plus tard (14 novembre) entre l'Espagne, le Maroc et la Mauritanie ouvrent alors largement la voie à l'occupation de ce territoire de 266 000 km2. Il s'agissait là d'une entreprise gigantesque dont le succès ou l'échec était de nature à conditionner l'existence même de son instigateur, le régime marocain.
Guerre secrète contre l'Algérie
Dès lors, tout allait être ordonné sur la survie de ce dernier. Les intérêts supplanteront les principes, la situation de fait passera avant la règle de droit et la politique pragmatique prendra le dessus sur la morale. Seule compte l'utilité du résultat final. La morale perd ainsi ses droits face aux considérations d'auto-conservation, de rayonnement et de suprématie, d'autant plus que rien n'est de nature à contrarier ces tendances dans le monde nouveau qui était en gestation et qui allait bientôt surgir de l'effondrement du bloc soviétique. Dans ce monde, les pôles de pouvoir vont se multiplier, les alliances se redessiner, les lignes de force se déplacer et les Etats reculer face au marché. Les vieux discours, les anciens schémas et les pratiques qui en découlent sont repoussés à la périphérie du mouvement de l'histoire. Rassurées par le triomphe de leur modèle économique et politique, les nations développées n'ont plus de scrupules à consolider d'abord leurs positions et celle de leurs alliés au détriment d'autres nations qu'elles n'hésitent pas, au besoin, à dresser les unes contre les autres selon le vieil adage «diviser pour régner».
Prendre de la hauteur
Le Monde arabe a été l'un des tout premiers à subir les conséquences de ces chamboulements avec la dispersion de ses rangs. Après l'ivresse des indépendances et du panarabisme, il a commencé, d'abord, à partir de 1967, à perdre peu à peu le rôle central qu'il croyait être le sien et, à maints égards, son âme même en raison des divisions grandissantes que les grandes puissances n'ont pas manqué de susciter et d'entretenir en son sein. C'est dans ce contexte que deux pays maghrébins en particulier, l'Algérie et le Maroc, se trouveront pris dans un engrenage où ils ne semblent pas envisager avec lucidité les problèmes immédiats du XXIe siècle: la démographie, la technologie, l'économie... Pourtant ces problèmes sont autant de défis gigantesques à relever en commun sans plus attendre dans le cadre de l'UMA. Mais celle-ci ne peut voir, effectivement, le jour et avancer dans ce siècle que si ses gouvernants renouent résolument avec la dynamique enclenchée entre 1976 et 1988 lorsqu'ils posèrent laborieusement les bases de l'Union maghrébine. Qu'en est-il dans les faits?
Conjurer les menaces et déjouer les complots
Dans les faits, ce projet est resté au stade d'un simple énoncé en raison des arrière-pensées politiques et de la panne de la mécanique de la négociation. Preuve en est que les chefs d'Etat de l'UMA ne se sont pas réunis depuis plus de 26 ans. Preuve en est également que cette déclaration aussi abrupte et surprenante que choquante faite le 13 juillet 2021 à New York par l'ambassadeur marocain, Omar Hilale, qui s'en est pris carrément à l'intégrité territoriale de l'Algérie, élargissait encore davantage le fossé entre deux pays voisins voués non pas à se combattre, mais à s'entendre et à avancer ensemble dans un monde incertain.
En vérité, cette déclaration n'est pas une saute d'humeur passagère d'un diplomate agacé par la position algérienne par rapport à une cause juste concernant la décolonisation du Sahara occidental. Ce serait pure naïveté de le croire. Car les propos de Omar Hilale s'inscrivent dans la logique des événements et des nouveaux rapports de force instaurés dans la région arabe, tant par la politique de normalisation des relations avec Israël, que par l'alignement plus ou moins clair de l'administration américaine (décembre 2020 et juillet 2021) sur la thèse marocaine relative à ce territoire. Ces deux faits constituent bel et bien un virage stratégique qui a pour conséquence de mettre l'Algérie face à un autre problème, aussi crucial que celui de « l'animosité et de l'agressivité» dont elle ne cesse de faire l'objet de la part de la diplomatie et des médias d'un pays voisin, même si le souverain de ce pays s'est voulu rassurant dans son discours du 31 juillet 2021. Ce problème concerne le bouleversement progressif des rapports de force dans la région arabe, posant à notre pays des enjeux et des défis considérables qui dissipent les vieilles illusions et l'obligent à s'adapter au mieux de ses intérêts vitaux articulés sur le développement et la justice sociale, l'indépendance et la sécurité, la paix et la coopération, c'est-à-dire tout ce qui est de nature à faire sa force. Aussi, pour résoudre un tel problème, inscrit dans la durée, il ne semble pas qu'il y ait d'autre voie que celle de l'adaptation et de la cohésion sur le temps long, guidées par un Etat assez fort et assez impartial pour ne regarder que l'intérêt général. Un Etat assez lucide pour anticiper les risques en reconsidérant ses approches, ses méthodes, ses pratiques et ses discours à la lumière des dynamiques nouvelles qui sont en train de reconstruire le monde sur des bases différentes de celles qui ont été établies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais peut-on résoudre ce problème en persistant à penser comme si le monde était immobile? Peut-on le résoudre sans prendre de la hauteur pour appréhender la richesse et la fécondité de notre époque, mais aussi les pièges qu'elle charrie dans son mouvement? Peut-on venir à bout de ce problème avec des discours stéréotypés et stériles d'une classe politique figée dans ses vieux schémas, avec peu de perspectives dans des domaines aussi sensibles que le moral de la nation, l'économie, la politique, le social, l'administration, la stratégie, la mobilisation des esprits éclairés. Peut- on s'en sortir sans l'intelligence collective et la mise en mouvement dans les innombrables décisions prises au quotidien au sein des institutions, de paramètres rationnels et de connaissances suffisantes?
La pertinence de ces décisions dépend en effet de l'aptitude de ceux qui les prennent, c'est-à-dire non pas des considérations subjectives, mais de la capacité à analyser, à comprendre et à maîtriser les causes de la crise que traverse le pays. Car, si les décisions «sont majoritairement intuitives, elles détruisent les ressources d'un pays. Si elles sont analytiques, elles construisent le devenir de la nation» (A. Lamiri, 2013). C'est dire l'importance de la mobilisation de sa ressource humaine et de l'arsenal de connaissances qu'elle détient, face au péril de l'ignorance de la chose économique ou encore de la guerre secrète dont le pays aurait fait l'objet à travers, notamment le logiciel Pégasus, dont le consortium Forbidden Stories et Amnesty International viennent d'éventer l'utilisation à grande échelle.
On doit stimuler l'énergie de notre jeunesse
Cet épisode en particulier est révélateur du rôle que joue la maîtrise de l'outil numérique dans les rapports de force entre les nations. Il montre que les arguments par lesquels un pays en développement peut espérer emporter le respect résident moins dans le nombre de ses soldats et la sophistication de son armement, que dans l'intelligence, l'inventivité, l'expérience et la valorisation de sa ressource humaine. L'épisode Pégasus est également pour nous riche en enseignements. Car il offre une abondante matière aux méditations de nos services spécialisés, de nos politiciens et de nos diplomates quant aux moyens de conjurer les menaces, de déjouer les complots et de nous permettre de faire face à l'adversité. Nous ne pouvons en effet nous rendre compte de l'existence de ces défis que si nous ouvrons largement les yeux sur eux, et que si, derrière notre muraille chinoise, nous multiplions les ouvertures sur le dehors pour regarder attentivement ce qui se joue et pour nous débarrasser de tout ce qu'il y a d'inutile et de vétuste dans le fatras idéologique, verbal et sentimental qui écrase encore les épaules de nos politiciens, les empêchant de prendre la mesure des nouvelles conditions de la politique intérieure et de la politique étrangère. Et donc de reconsidérer la manière de s'y prendre, ainsi que la conception du rôle que l'Algérie pourrait jouer dans le système international post-normalisation, à la lumière des dynamiques qui sont, aujourd'hui, à l'oeuvre dans le monde. Ces dynamiques ne sont pas mystérieuses, elles sont largement décortiquées et mises à la portée des praticiens. Elles montrent la rupture et l'effondrement des vieilles certitudes. Elles révèlent l'inefficacité des règles et des approches traditionnelles de gestion des institutions et des politiques publiques. Elles donnent un sens nouveau au concept de puissance, à la hiérarchie des Etats et aux rapports de force dans un monde où tout tend à se défaire et où l'espérance développementaliste de jadis, ainsi que celle d'un Monde arabe rassemblé et d'un Maghreb unifié se transforment en illusions. Tout cela implique, par voie de conséquence, l'obligation d'inculquer à la jeunesse le vrai sens de l'Etat et sa mentalité typique, ainsi qu'un esprit de responsabilité et d'empressement collectifs face aux vicissitudes de notre époque et à la nouvelle donne internationale caractérisée par la défense des intérêts nationaux égoïstes, ainsi que par des considérations d'influence et de puissance. C'est à cette condition en tout cas que l'Algérie peut espérer conquérir sa «place au soleil» en cette étape historique extrêmement complexe.
En effet, sans une nouvelle attitude culturelle et de pensée, notre société éprouvera d'énormes difficultés à se mesurer aux défis qui se posent au pays et à le faire respecter dans le monde actuel où l'antagonisme des intérêts économiques fait rage. Aussi, les coups Pégasus et Omar Hilale, ont-ils dans une certaine mesure, un impact stimulant. Car ils viennent à point nommé secouer les consciences et éveiller les esprits au fait que la puissance de la nation ne se construira que par la cohésion des rangs et la pensée rationnelle, bien à l'abri des instincts, des passions ataviques et de la dislocation de la société. Une telle puissance se construit également par un Etat fort, juste et efficace, tandis que la solution des problèmes de la vie politique, économique et sociale passe par des buts conçus par des hommes et des femmes animés d'un idéal moral élevé, adossé à une stratégie intelligible. Aussi, devons-nous réapprendre la géographie en pensant à une échelle plus globale, ainsi que l'histoire en faisant la part des choses entre celle du passé qui donne des exemples utiles et celle du présent qui indique les problèmes à résoudre.
Le pays face à un défi majeur
Pour les Algériens en tout cas, dont le pays vient d'être ciblé dans son intégrité territoriale et sa Sécurité nationale, l'urgence d'une compréhension collective de la situation et d'une adaptation effective aux conditions du monde environnant se fait plus que jamais sentir. Comprendre signifie dessiller nos yeux et tirer des leçons de nos expériences et de nos erreurs. Comprendre signifie également qu'au lieu de nous consterner et de seulement provoquer notre indignation et notre émotion, la hargne dont l'Algérie fait plus ou moins ouvertement l'objet, doit surtout stimuler notre réflexion et notre ardeur au travail. Agir, produire, avancer au-delà des forces, s'appliquer à stimuler l'énergie de notre jeunesse, voilà l'exemple vivifiant que nous crie le monde du XXIe siècle. Comprendre c'est enfin déterminer le moteur de l'inimitié qui gronde ici ou là envers l'Algérie. Son bruit se perçoit aisément à la faveur de nos positions diplomatiques sur les dossiers de la Palestine, du Sahara occidental et de la normalisation des relations avec Israël. Il se perçoit aussi à l'écoute de l'histoire de la décolonisation qui montre comment l'Algérie s'est dérobée à la stratégie gaulliste esquissée en 1944 à la conférence de Brazzaville de maintien de l'Afrique et du Maghreb francophones sous forte influence.
C'est dire la nécessité pour tous les acteurs de prendre garde aux précipices vers lesquels les temps actuels peuvent conduire la société. Et celle-ci ne tiendra pas bien longtemps avec une classe politique délabrée, une dispersion avérée des esprits éclairés, un gaspillage considérable des ressources humaines, tandis que l'état d'esprit des Algériens et leur moral peuvent à tout moment lâcher prise devant l'engourdissement et la langue de bois qui prospère encore dans maintes institutions. Ce n'est pas du pessimisme, mais la réalité criarde qui interpelle la conscience nationale. S'il est vrai que la responsabilité de ce qui nous arrive ne peut être partagée à part égales en raison des disparités de statut entre les uns et les autres, il n'en demeure pas moins qu'elle reste collective. C'est celle de tous les acteurs institutionnels, des intellectuels, des acteurs économiques et des politiciens réunis, c'est-à-dire là où réside la vraie force du pays.
A une époque où l'Algérie peine à trouver le chemin de l'essor et à faire face aux enjeux considérables que représentent l'intelligence collective et le défi numérique, il serait bien hasardeux de dénier tout rôle à l'institution militaire. Car, pour que notre pays puisse guérir ses blessures et reprendre ensuite sa progression, il n'y a pas, à l'évidence, d'autre voie que celle d'un effort commun guidé par un Etat stable. Or, dans toutes les parties du monde, et depuis les temps les plus reculés, aucun Etat de ce genre n'a pu voir le jour dans la pagaille des passions partisanes et des intérêts particuliers ainsi que des tendances centrifuges au chaos et à la prédation.
Il a fallu d'abord la force, la discipline, la sécurité et l'ordre pour en asseoir les bases sur lesquelles le peuple pourrait alors exercer sa souveraineté sans entraves, pendant que les entrepreneurs étableraient leur savoir-faire et la jeunesse montrer ses talents. Quasiment jamais, les partis politiques n'ont été des pionniers dans ce sens. Occupés en permanence à se chamailler et à surenchérir, ils ont certainement retardé le processus et ralenti ainsi la marche des sociétés. Et rares sont aussi les pays nouvellement indépendants qui se sont mis réellement en ordre de marche sous l'impulsion des partis. Exprimant divers courants au sein de la société, ces derniers sont sans aucun doute nécessaires à la démocratie. Mais celle-ci ne peut être laissée à la merci d'une classe politique délabrée, d'autant plus qu'elle est d'abord une ambiance, une culture, un tempérament national qui la nourrissent et sans lesquels l'impuissance et la médiocrité constitueront des entraves à son émergence, d'autant plus sérieuses que l'Etat national est encore à ses débuts. Quoi qu'il en soit, l'Algérie d'aujourd'hui est face à un défi majeur, celui de sauvegarder son jeune Etat et de le maturer par l'efficacité et l'application de la norme.
D'où la nécessité, en cette étape cruciale de son histoire, de la conjonction d'institutions politiques sérieuses et d'une Armée régulière solide. Une telle conjonction s'avère d'autant plus indispensable que des menaces évidentes pèsent sur le pays et dont les épisodes Hilale et Pégasus viennent de donner un avant-goût. Finalement, c'est bien sur les ressources réunies de la nation et sur son âme toute entière que tout repose. Et si ces ressources existent, l'âme quant à elle ne se construit pas en un jour, ni surtout en rangs dispersés.


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