Quand solidarité rythmait avec normalité, les gens agissaient dans les règles de ce commandement, sans tambour ni trompette. Ainsi, dans les villages et hameaux de Kabylie, les choses n'étaient pas telles qu'elles apparaissent aujourd'hui. Alors la solidarité était une valeur portée en bandoulière et chacun faisait en sorte que l'autre soit le plus possible non dans l'opulence mais dans la sérénité. Les villageois cultivaient l'entraide jusqu'au bout et savaient ce que la pauvreté voulait dire, eux qui n'avaient rien que leur coeur et leurs beaux sentiments. Ainsi et durant le Ramadhan, chaque soir que Dieu fait, à l'appel du muezzin, chacun des villageois ramenait de chez lui, qui une poignée de figues sèches, qui du lait caillé et qui, du petit-lait, d'autres ramenaient des platées de couscous de blé et c'est la grosse zerda avec ces repas frugaux partagés dans la bonne humeur et dans l'entente entre amis. Les pauvres dînaient sans avoir cette impression qu'il s'agissait d'aumône! Bien mieux, ils participaient plutôt à une fête entre amis et cela durait tous les mois de Ramadhan. Après la rupture du jeûne, le groupe d'amis allaient se réfugier dans un coin retiré du village pour s'adonner aux joies saines de la musique avec le tbel et la derbouka à l'honneur ou encore se racontaient les histoires des temps anciens, histoires apprises des aînés. Jamais les vieux ont eu à se plaindre des jeunes gens, bien au contraire, les décibels n'arrivaient guère à leurs oreilles, les haut-parleurs étaient alors inconnus. Chaque village avait ses boute-en-train et l'on se souvient encore aujourd'hui de ces jeunes qui savaient donner à ces soirées un air de fête. Les danseurs surtout ont laissé en certains villages et hameaux le souvenir de leurs belles prestations. Beaucoup de ces «artistes» sont aujourd'hui morts et quelques-uns encore en vie ont, à chaque fois, la larme à l'oeil en évoquant ces belles figures de jeunes gens, la plupart, d'ailleurs, ayant rejoint les forces de l'ALN au déclenchement de Novembre. Pour leur part, les femmes ne sont pas en reste. Evidemment, on a cette impression que dans les villages d'antan avec la pruderie qui régnait les femmes sont confinées dans des espaces propres à elles avec interdiction d'en sortir. Il faut dire que la réalité est d'une autre nature. Les femmes, et notamment les plus jeunes, se réunissaient généralement chez l'une des vieilles du village, la vieille généralement sans enfants et sans parents, ouvrait sa porte à ces jeunes femmes lesquelles sans façon «payaient» ainsi sans le faire ostensiblement par des aides. Celle-ci ramenait avec elle un bout de galette encore chaude et celle-là un peu de bouillon ou encore une platée de couscous, bref, la vieille était ainsi comme un coq en pâte. Les jeunes femmes réunies ainsi passaient une bonne partie de la soirée à chanter, à danser et aussi à se raconter des histoires bien féminines. A l'époque, mis à part les quelques très rares fonctionnaires qui d'ailleurs habitaient en ville, dans les villages, en dehors des émigrés, la plupart vivait d'agriculture. Un combat quotidien contre la nature et pour subsister, les gens menaient un véritable combat. Les terres, en fait des sols schisteux et érodés, produisaient à peine de quoi survivre. Le travail était réalisé par les paysans sans terre cultivant avec le hideux système du khamassat. Les horaires, Ramadhan ou pas, sont dictés par la nature des travaux. En été, il faut aller au ramassage des figues et procéder à leur séchage; durant la fenaison c'est aux aurores qu'il leur faut se lever afin de faucher le plus de gerbes possible avant que le soleil ne soit au zénith. En hiver, ce sont les olives à ramasser et c'est toute la famille, grands et petits, qu'il faut mobiliser, l'olive ayant besoin de beaucoup de mains agiles. Jamais et dans les froids les plus vifs, personne n'a eu le courage d'abandonner ses récoltes et jamais personne n'a pris le prétexte de la dureté des travaux pour rompre le jeûne. Que les gorges soient collées et sèches avec le soleil dardant ou que le corps crie famine sous les piques du froid intense, personne n'a jamais pensé à se révolter ou encore à en faire montre. Tout se déroulant dans le respect de l'autre et surtout dans l'extrême retenue. Il fallait voir les fellahs occupés sur les aires à battre avec les poussières, les enveloppes de blé et d'orge emportées par le vent sans se plaindre, le sens de la solidarité était le maître mot. Jamais personne n'est laissé devant le seuil de quelque gourbi sans se voir invité et avec tout le coeur, par ces fellahs qui, pourtant, n'ont rien. Les Algériens d'aujourd'hui se doivent de prendre en exemple ces pauvres gens qui, non seulement sont dignes et généreux, mais surtout pleins de retenue. Quand on donnait, on ne portait pas cela en bandoulière et quand on priait cela se faisait dans la stricte intimité, les mosquées étant des plus rares. Personne ne recherchait à se faire des «stigmates» pour apparaître plus fidèle que les autres. Le Ramadhan et les actes religieux étaient accomplis dans le silence et surtout avec toute son âme. Les fellahs de ces villages et de ces hameaux sont une véritable leçon de stoïcisme et de piété. Ils n'ont presque jamais connu de table bien garnie, les viandes et autres sucreries étaient pour les autres, car pour eux, manger était une dure réalité et quand ils mettaient la main sur un sac de blé, c'était la fête. L'Algérien d'aujourd'hui ayant au moins le minimum sur sa table et quand bien même s'il rencontre des tas de problèmes, certes des problèmes réels et difficiles, est loin de vivre cette époque de la colonisation qui était tout simplement un enfer. Mais, dans cet enfer, des gens ont gardé malgré tout la foi en des lendemains meilleurs. Ce qui n'a pas tardé à arriver avec la naissance de Novembre.