Il ne se passe pas un jour sans voir défiler l'un derrière l'autre des cortèges nuptiaux emprunter les chemins de villages mais aussi les artères de la ville. Connue pour être une région forte en émigrés et en retraités de France, Tizi Gheniff semble d'un coup sortir de son calme plat pour replonger dans des ambiances particulières : tambour, flûte, klaxon… au quotidien Ce n'est pas du tout de la publicité que nous voulons faire pour ce groupe d'Idheballen, mais beaucoup plus pour évoquer le retour de ces hommes en tenue blanche et chéchia jaune tant demandés dans l'animation des fêtes familiales : circoncisions et mariages. Quelques jours nous séparent du début du mois de Ramadhan ou encore de la fin du mois d'août, le nombre de fêtes, l'avons-nous constaté, a fortement doublé cette année. Aussi, le nombre de ces rendez-vous festifs a atteint sa vitesse de croisière.. “C'est grâce aux euros que tout se passe de la sorte. Comptez le nombre de voitures. Vous pouvez alors peut-être même dire à qui est la fête”, nous lance un jeune à côté duquel nous nous sommes attablés sur la terrasse du café Le Ballon d'or. Juste en face, se dresse l'échoppe du fleuriste, le plus ancien de la ville de Tizi Gheniff, car, faudra-t-il le préciser, il n'est plus le seul depuis que d'autres jeunes ont choisi eux aussi de “décorer la voiture de la mariée”. ? peine, la dernière voiture de ce cortège de 30 véhicules tout rutilants est passée, qu'un air de musique traditionnelle entonné par des flûtes nous arrive de loin. Fait que nous avons constaté est que les plus riches ont innové en matière de cortège. Non seulement la voiture de la mariée est entièrement recouverte de toutes fleurs multicolores et de guirlandes, mais aussi deux scooters l'escortent. “On dirait un cortège présidentiel !” s'exclame notre compagnon de circonstance. Notre regard est ensuite attiré par pas moins de cinq véhicules (Mercedès quatre phares, Land Rover noire et autres) garés devant le fleuriste. En tout cas, ce dernier souhaite que l'été dure plus qu'il en faut. Comme le disait dans Jours de Kabylie dans sa nouvelle lekhrif (figues fraîches), Mouloud Feraoun, “le renard aime cette saison à tel point qu'il souhaite que lerkhrif soit une saison éternelle”. Alors notre compagnon pour ne pas dire notre ami, chômeur de son état, nous confie que plus d'une trentaine de voitures sont décorées du samedi au vendredi, chez ce fleuriste uniquement. Idheballen, une animation particulière Passée la décennie rouge, le plaisir des fêtes renaît de ses cendres. Petit à petit, les fêtes ont repris leur charme d'antan. “Durant près de quatorze ans, nos fêtes sont devenues comme des veillées funèbres. Tout se limitait à déguster un couscous. Et puis, c'est tout. Dès le début des années 2000, quelques DJ ont commencé à faire leur apparition et à rompre ce silence. Maintenant, c'est l'extase. Chaque nuit qui passe, de fortes décibels nous crèvent les oreilles, mais je préfère bien cela que la monotonie”, est l'avis d'un jeune de la cité. Pour cet interlocuteur, ce n'est pas du tapage nocturne, mais c'est de l'animation. Quand on sait que les jeunes n'ont rien d'autre à faire chez eux : aucun loisir, promiscuité, chômage… Ils n'ont pas alors tort de réfléchir de la sorte. Effectivement, les jeunes de la ville tout comme ceux des villages ne trouvent leur plaisir et ce goût de la vie pour oublier leur lassitude que lorsqu'ils se rendent là où Idheballen tapent sur leurs tambours jusqu'à l'aube. Et puis, il ne faut pas oublier que dans cette région existe une troupe très connue le groupe “Acherchar”. Un groupe de jeunes hommes dont les airs font parler dans les quatre coins de Kabylie. Pour dire que ce groupe est trop demandé, notre compagnon nous apprend qu'il faudra réserver un rendez-vous dès la fin du mois de mai. “C'est complet vous répondra le chef de la troupe”, nous a répondu notre interlocuteur à qui nous avons sollicité de nous guider vers la troupe pour s'inscrire. Le dernier album d'Acherchar est écouté par tous : hommes, femmes, jeunes filles et même des vieux. Tradition oblige. Idheballen reviennent sur la scène après une longue absence. Couscous, viande et dessert : à quel prix ? Contrairement aux années 1970 quand de telles fêtes se limitaient à une part de viande et un grand plat de couscous servi généralement pour dix convives assis en ronde, aujourd'hui une fête de mariage revient à plus de 20 millions de centimes. En effet, un veau coûte pas moins de 15 millions de centimes, deux sacs de couscous à plus de 4 000 DA sans compter bien sûr les légumes (haricots verts, courgette, tomate, carotte…) et autres ingrédients. Et bien sûr, un cuisinier qualifié avec un salaire de plus de 5 000 DA pour un repas. Une autre nouveauté fait son intrusion dans les fêtes familiales, les desserts, les gâteaux et les boissons gazeuses. “Si vous ne pouvez pas marier votre fils convenablement, il faudra s'abstenir”, tel est le jugement d'un père dont le fils a convolé en justes noces jeudi dernier à Ath Itchir. Si par le passé, on ne parlait pas du repas servi par quelqu'un, ce n'est plus le cas car la réussite de la fête est subordonnée au repas et à l'organisation. Ce qui n'a pas encore fait son apparition dans les fêtes familiales dans cette région est la location des salles. Pour le moment, organiser une fête au village est toujours l'affaire des voisins. Aussi bien les ustensiles de cuisine que les lieux qui serviront de salle sont mis à la disposition de la famille par les voisins. Même si ces fêtes engloutissent toutes les économies de plusieurs années, et même si le repas concocté revient trop cher, le risque zéro n'est pas permis. Car, il faudra bien veiller aux règles d'hygiène. Tout doit être surveillé car ici on ne parle pas de contrôle, sinon la fête risquerait de se terminer mal. Le nombre de personnes atteintes d'intoxication alimentaire est en hausse. Il ne se passe pas un jour où les services d'urgence de l'hôpital n'accueille de tels cas. “Les week ends surtout sont un calvaire pour nous. Le nombre de personnes admises est multiplié par quatre, trois, voire cinq fois. Ce sont des intoxications dues essentiellement aux repas servis”, nous a déclaré une source médicale. “Je ne crois pas que cette solidarité va durer parce que nous aimons faire comme les autres”, a conclu un autre intervenant avec une pointe de pessimisme. Attention, on tire en l'air ! Si notre compagnon n'en a cure du tapage nocturne, il faudra dire que ces nuits de joie se transforment parfois en deuil. Et pourtant, dans l'autorisation de fête délivrée par l'administration, document demandé lors de la transcription du mariage, il est écrit : “Le tapage nocturne et l'utilisation d'armes à feu sont interdits.” Mais qui arrêterait ces jeunes généralement policiers ou autres à brandir leurs armes pour tirer quelques coups en l'air ? Manière d'ajouter un peu d'ambiance à la fête. Cependant, des accidents parfois mortels y surviennent. De ce côté, il suffit de parcourir les colonnes de la presse nationale pour en savoir plus. Certes, la tradition est ancrée dans nos fêtes depuis longtemps par nos “seniors” qui portaient le jour du mariage leurs fusils de chasse en bandoulière, façon peut-être de défendre la famille en cas d'agression, en tirant des cartouches à blanc, façon de souligner l'honneur et le nif de la familles. Mais, aujourd'hui, à Tizi-Gheniff comme tout ailleurs, cela devient effrayant. Le nombre de blessés dans ces fêtes familiales devient si important qu'on a le droit de se demander qui arrêterait cette autre intrusion chez nous. Ce qui est aussi regrettable est la consommation abusive d'alcool. Renouer avec nos traditions est une bonne chose, mais s'accommoder à des vices désastreux les uns que les autres relèverait de l'inconscience. Bien que des cas pareils ne sont pas encore signalés, les comités de village doivent jouer leur rôle en interdisant ses utilisations illégales. En définitive, ce qui intéresse à plus d'un titre dans la dimension de ces fêtes est la consolidation des relations entre familles et voisins d'une part et le retour aux traditions, d'autre part. Les fêtes d'aujourd'hui coûtent les yeux de la tête que d'aucuns s'accordent à dire qu'il est temps peut-être de suivre la tradition de nos frères les Mozabites qui prônent le système de mariages collectifs. En dépit de ce coût onéreux, Tizi-Gheniff comme de nombreuses régions de la Kabylie profonde continue à vivre au rythme du bendir et de la flûte. O. Ghilès