Outre le fait d'avoir réalisé un film fort, les frères Dardenne ont produit une oeuvre... Partant du fait, peu répandu, mais aussi éprouvé que la nature humaine depuis l'origine pense que toutes les maladies, ou presque, trouvent une «explication» dans la façon dont le mental et le physique gèrent les problèmes du quotidien, les heureux auteurs de Rosetta (Palme d'Or 1999), ont, cette fois encore, mais avec une précision «chirurgicale, tenté de réfléchir (à défaut de la résoudre) à une équation inscrite au fronton de la Maison Humanité» depuis sa création, celle du meurtre et de sa double articulation: la vengeance ou le pardon. Les Dardenne brothers, pour ce faire, choisissent, et pour les besoins de la cause, de s'immiscer, un laps de temps, dans la vie d'un formateur d'un centre de réinsertion de jeunes en difficulté ou en liberté conditionnelle. Et c'est à Olivier, l'étonnant Olivier Gourmet, (dont l'éviction du palmarès final serait presque impensable) que revient le rôle. On le rejoint dans son atelier de menuiserie juste au moment où la responsable vient proposer le nom d'un autre jeune candidat à l'apprentissage aux métiers du bois. On s'attarde un instant sur la fiche de renseignements de cet apprenti potentiel avant de prétexter une surcharge d'effectif et de le recommander à la «soudure»... Mais alors pourquoi Olivier, toujours, cet entêté, caméra dans le dos, va-t-il épier, derrière ses lunettes aux épais verres, pour essayer de voir entre deux portes à quoi ressemble cet ado? Qu'il sera le seul à voir d'ailleurs! Tout est en déséquilibre, le filmage, la manière de marcher. Ce doit être ainsi aussi que ça se passe dans la tête de Olivier. Dans la tête du spectateur ce n'est pas mieux, surtout à partir du moment où Olivier avant de changer d'avis récupére le garçon dans son groupe. Francis, seize ans, blond. Il a un nom et un visage. Ça ne dit rien à personne? Non. Sauf pour l'ex-femme de Olivier à qui il apprendra la nouvelle du retour de ce gamin. L'ex-mari lui mentira en disant qu'il a refusé de le former. Mensonge, pourquoi? Les Dardenne continuent leurs errements dans les dédales... Jusqu'au jour où l'ex-épouse, ayant apparemment exercé une filature, déboule dans le parking tel un boulet au moment où Francis et Olivier montent dans une voiture... L'enfant n'entendra pas la colère de Magali, mais le spectateur sera désarçonné par la réponse d'Olivier, «Je ne sais pas». Il ne peut trouver à répondre à cette femme brisée qui lui demande: «Pourquoi tu le fais alors?» En «banal» gros plan, les cinéastes belges s'arrêtent, à ce moment du récit, pour montrer Olivier ajoutant un cran à sa large ceinture en cuir qui lui soulage un dos qui lui «parle» comme il peut et donc lui rend le quotidien pas très supportable. Le film piège alors le spectateur, il l'entraîne à deux heures de route du Centre, dans un hangar où sont entreposées des planches de bois. Olivier fait toujours l'apprentissage de Francis. Mais dans la voiture il le fait parler. Francis devient un être qui existe, qui a un passé. De voleur de poste radio, de criminel aussi, puisqu'il a étranglé l'enfant qui dormait sur la banquette arrière et qui, réveillé par l'intrusion de Francis, s'est aggripé à lui, tentant de l'empêcher de s'échapper... Entre deux piles de madriers de pin de l'Oregon, de hêtres, Olivier lâche: «Cet enfant c'est mon fils!» Francis panique et tente de s'échapper. Course-poursuite. «L'imagination morale ou la capacité de se mettre à la place d'un autre. C'est un peu cela que le film demande au spectateur. Et le spectateur surpris s'aperçoit que l'autre l'a emmené ailleurs et il s'en veut de ne pas avoir pensé que l'autre était capable de le conduire jusque-là», confient alors Jean-Pierre et Luc Dardenne. Là où le pardon n'est pas un attribut divin, mais une démarche de mortels qui épargne la vie. Immortel mortel! Le dernier plan montre Olivier et Francis rangeant, en silence, les planches sur la petite remorque accrochée à la voiture. Le jeune Francis s'évitera sans doute un nodule thyroïdien, grâce à Francis il va pouvoir vivre intelligemment avec la douane des mots, celle qui se poste dans le cou... Olivier n'aura sans doute plus de cran à rajouter à sa large ceinture lombaire. Il n'en aura sans doute plus besoin dans quelques temps. Le film s'intitule Le Fils. Il aurait pu s'appeler Le Père.