Dans cet entretien, Saïd Chemakh, adjoint du chef de département des langue et culture amazighes de l'université de Tizi Ouzou, docteur d'Etat en linguistique amazighe, écrivain en tamazight mais surtout encadreur de plusieurs étudiants ayant réalisé des travaux de recherche de fin d'études sur la poésie de Matoub, notamment sur le thème de la déshérence et la dimension féminine dans la poésie du Rebelle, explique pourquoi Matoub est tant différent des autres poètes. L'Expression: Pouvez-vous résumer les raisons qui font de Matoub un poète exceptionnel qui n'arrête pas de séduire toutes les générations malgré une absence physique et médiatique? Saïd Chemakh: Il ne s'agit pas d'une poésie anonyme. Matoub écrivait ses propres poésies. Il l'a médiatisée grâce à son omniprésence sur la scène publique et à ses cassettes et CD. Ce n'est qu'après sa mort qu'il y a eu une médiatisation par écrit. Peut-on retrouver une variété aussi riche en matière de thèmes chez d'autres poètes? Non! Matoub a battu tous les records en matière de variété thématique. Par exemple, si l'on prenait le thème de la mère aucun autre poète ne l'a appréhendé comme lui. Amar Mezdad et Benmohamed ont écrit chacun un seul poème sur la mère. Mais chez Matoub, on retrouve la récurrence. On retrouve chez lui tout un répertoire dédié à la mère. Il y a une profusion de poèmes portant sur la mère sous différents aspects: la mère comme gardienne des valeurs, la mère souffrant pendant la guerre de Libération, la liberté de la femme... Matoub a beaucoup écrit sur un thème qu'aucun autre poète n'avait évoqué, à savoir Nnger (la déshérence). N'est-ce pas? Effectivement, aucun artiste ne l'a chanté comme Lounès. Il n'y a que lui qui a abordé ce sujet très délicat dans une société comme la nôtre. Matoub, il le dit et il l'assume. Pourtant, avant lui beaucoup de poètes étaient touchés par ce problème, à l'instar de Slimane Azem, Si Moh Ou Mhand, Chikh Mohand Oulhocine. Aucun d'eux n'a osé en parler. Matoub évoque la déshérence dans au moins douze chansons. Quand on sait à quel point est mal perçue la déshérence dans la société kabyle traditionnelle, on peut vite mesurer la grandeur de Matoub. On dit aussi que Matoub a poussé les choses très loin dans la chanson revendicative et même dans les chansons politiques. Il est allé jusqu'à corriger l'histoire en invoquant des sujets qui fâchaient non seulement le pouvoir à l'époque mais aussi les Kabyles. Ce qu'il a fait est très audacieux. Ne le croyez-vous pas? Evidemment! Lorsque nous écoutons ses chansons politiques, on est frappé par exemple par la récurrence du mot tamazight. Cet état des choses, on ne le retrouve chez aucun autre poète aussi engagé soit-il. Matoub est allé aussi loin que possible dans la défense de la langue berbère. Il a réécrit l'histoire. Très tôt, il s'est rendu compte qu'on nous a expropriés de notre mémoire. On retrouve cette réécriture particulièrement dans la chanson fleuve Regard sur l'histoire d'un pays damné. C'est le premier qui a parlé publiquement de la bleuite et du coup d'Etat de Boumediene. Matoub était aussi un chroniqueur de la vie quotidienne en abordant des sujets comme la crise économique et les pénuries de produits alimentaires de première nécessité des années quatre-vingt. Il a transformé tous les maux sociaux en vers et en métaphores. Ceci explique en partie sa popularité. Sa poésie d'amour est aussi unique? Là aussi, Matoub a dévoilé l'autre face de l'amour, à savoir la mort. Il n' y a que Matoub qui a perçu l'amour de cette façon. Chez Matoub, l'expression de la douleur amoureuse est exacerbée. Matoub a aussi composé des poèmes sous forme d'épopées... Effectivement, il a composé de longues chansons sous forme d'histoires. Ce sont généralement des histoires d'amour où l'amour vainc la haine comme dans le poème La vengeance où la fille demande à son amoureux de ne pas tuer son père et de le laisser vivre face à ses remords. Sur le plan du langage, on constate chez Matoub une richesse lexicale inouïe. Sur le plan formel, Matoub a utilisé un langage très recherché. C'est très rare dans la poésie kabyle. C'est ce qui fait d'ailleurs que ses textes sont étudiés dans les universités, à Tizi Ouzou, Béjaïa et Bouira mais aussi à l'université de Naples grâce au chercheur Vermondo Brugnatelli qui a traduit ses poèmes en italien. Ce dernier est professeur de langue et de littérature berbères. Il y a un autre aspect. Matoub s'est éloigné de l'érotisation de la poésie d'amour comme l'ont fait ses prédécesseurs. Lui, il est allé plus loin et plus profondément. Il a chanté sur sa vie privée sans craindre ni les représailles de la société ni celles de la famille.