La malheureuse Aldjia arrive chez sa mère, en compagnie de son père désespéré, un papa hypersensible et affectueux, père de cinq filles. L'atmosphère au village est celle de tous les villages et douars en ces chaudes années de guerre, de soleil pourpre et de neige noire. Une lueur de dignité retrouvée est nettement perceptible dans tous les regards, chez l'enfant de dix ans, chez le vieillard de soixante-dix ans. Les enfants jouent aux «moudjahidine», en cachette. Ils ont même appris «Djazaïrouna» et «Quassaman» par coeur et...avec coeur, forcément. Alors que certains adultes disent «... Je n'ai pas le coeur ni la mémoire à apprendre une chanson». «Non, les nachids ne sont pas des chansons! avec tout le respect pour notre religion, ce sont presque des «hawadith» c'est, en tout cas, sacré!», répond un gamin de treize ans, Rachid. Sa mère est pourtant française...Aldjia a vu, entendu, et toute cette atmosphère tissée de tension, de peur et de fierté lui a prodigué néanmoins un pansement pour son coeur meurtri, gorgé de larmes, une raison de souffrir et d'espérer une raison d'être...autrement. Aldjia, une héroïne à son insu, plainte et aimée, respectée et admirée, surtout ménagée et par tout le monde...«Aldjia taâzizt, aldjia taâzizt». La nuit tombe, toute la famille s'assoit autour d'une meïda si vieille qu'on la croirait datant de l'époque de Jugurtha. Un «osbane» au poulet de grain est servi, fumant et corrompant l'odorat. Un régiment de cuillères en bois contre une seule louche. Le «bon appétit» n'existe pas dans nos formules de politesse. On entend par contre des «bismallah» à profusion, à peine susurrés juste avant d'avaler la toute première cuillerée. Pas un seul membre de la famille n'ose entretenir Aldjia de «l'enlèvement» de son mari, Abdelaâziz. Sont-ce les «frères» qui l'ont enlevé? Ou est-ce que ce sont des «Roumis»? Aldjia elle-même qui a assisté à la scène est aujourd'hui incapable de dire s'il s'agissait de Français ou d'Algériens. On dîne dans un silence religieux, d'autant plus que la nuit a fini d'envahir la terre, ce qui ouvre toutes les portes de l'autre dimension. Malheureusement, les portes du tortionnaire sanguinaire ont tendance à s'ouvrir plus fréquemment en gémissant par compassion...Aldjia dépose sa cuillère sur la meïda après seulement trois timides plongées dans l' «agdhih», cette grande «assiette» collective creusée dans le bois. Personne n'ose supplier Aldjia de continuer à dîner. Ce serait une vaine initiative, en tout cas. Soudain, le père d'Aldjia lève la main pour avoir davantage de silence et d'attention, l'oreille tendue vers l'extérieur. On frappe à la porte, on a peur mais on ne perd pas son contrôle. Il se lève, récite un verset de Coran, très bref et va ouvrir...Six hommes en passe-montagne sur la tête entrent à pas timides, presque gênés. Ils sont surarmés et vêtus comme les soldats de Bigeard, treillis bariolés multicolores...vert, terre de Sienne, jaune, violet...