Liberté : Selon vous, pourquoi les jeunes Algériens recourent à des modes d'expression aussi extrêmes ? Chérifa Bouatta : Effectivement, nous constatons que de plus en plus de jeunes recourent à ces moyens d'expression extrêmes. Il existe à cela plusieurs raisons, d'ordre sociologique, psychologique et politique. Il faut cependant préciser que les jeunes ne forment pas une catégorie homogène : il existe les harragas, les émeutiers, les kamikazes, mais aussi des jeunes à la recherche d'un emploi, des étudiants, des jeunes travailleurs… Pour un psychologue, être jeune, c'est être dans une position de fragilité psychique mais aussi de rébellion normale contre les adultes. C'est être aussi à la recherche d'idéaux, de causes à adopter… Et les jeunes Algériens, comme tous les jeunes, ont besoin de rêve, d'idéal, de croire que demain ils pourraient réaliser leur rêve. Or, chez nous, ils sont confrontés à des horizons bouchés. La société dans laquelle ils vivent est oppressante à leur égard. Ils n'ont pas de moyens d'expression, des espaces pour eux, de relations épanouissantes, de respect. Le rêve pour certains, c'est le Paradis dans l'au-delà et pour d'autres, un autre pays. D'ailleurs, en dehors des harragas, il existe des centaines d'étudiants qui, à chaque fin d'année universitaire, essaient de s'inscrire dans n'importe quelle université étrangère, dans le but “d'échapper” à leur pays. Est-ce un effet de mode, ou réellement le seul moyen que trouvent les jeunes pour atteindre l'objectif qu'ils se fixent ? Je crois que c'est trop simple de parler de mode, quand les jeunes mettent leur vie en jeu. Il y a, il ne faut pas l'oublier, les dix années de terrorisme que l'Algérie a vécues et qu'elle continue à vivre. Les jeunes d'aujourd'hui sont ces enfants qui, hier, assistaient à la mort d'autres Algériens, de proches… sans jamais savoir pourquoi, sans en comprendre le sens. Certains ont même assisté à des crimes barbares ou entendu et vu ce qui s'est passé dans leur pays. Et ce qui s'est passé marque, entre autres, le désenchantement du monde, du pays. C'est difficile peut-être à admettre, mais de nombreux jeunes ne croient pas que les adultes soient crédibles. Ils sont vraiment désabusés par ce que leur réserve l'avenir. Il ne faut pas omettre de dire que ce que vivent les jeunes, ce sont aussi des problèmes liés à l'absence de démocratie dans notre pays, c'est-à-dire à l'absence d'espace où ils peuvent transcender leurs tourments d'une manière pacifique. Leur société ne leur offre aucun modèle de ce genre, c'est-à-dire de règlement pacifique des conflits. Les jeunes, que nous rencontrons dans le cadre de notre travail de psychologue, sont souvent aigris. Ils pensent qu'ils n'ont rien à attendre de leur pays et tous aspirent à vivre dans un ailleurs qu'ils envisagent plus à même de répondre à leurs aspirations. En même temps, nous n'avons pas tiré les leçons des années noires que nous avons vécues Existe-t-il réellement un lien entre les kamikazes, les émeutiers et les harragas ? Qu'est-ce qui différencie les trois catégories de jeunes sur le plan psychologique et sociologique ? Nous ne le savons pas et nous ne pouvons pas nous prononcer d'une manière claire. Malheureusement, notre société est une société sous-analysée et nous manquons de données concernant les jeunes, en général, et ces trois catégories, en particulier. En même temps, il semble que ces moyens d'expression sont des messages que les jeunes envoient aux adultes en général et aux décideurs en particulier. Ils disent deux choses en même temps : la pulsion de vie et la pulsion de mort. Que faire pour sortir de ce cercle infernal de violence sur soi-même et sur les autres ? Je le disais plus haut, les problèmes des jeunes sont liés à l'absence de démocratie au sens large du terme. Des possibilités d'expression, des lieux qu'ils peuvent investir. Qu'on ne “bureaucratise” pas tout, comme certains centres de jeunes qui sont vides parce que les jeunes ne s'y reconnaissent pas et qu'ils n'y ont pas de place. Ils ont besoin aussi d'idéal. Les adultes ont des responsabilités très grandes à l'égard des jeunes. C'est quand même les adultes qui “présentent le monde aux enfants”. Le monde qui leur est proposé aujourd'hui n'est pas très attrayant : corruption, hogra, l'argent devenant la valeur suprême, la valeur même de l'individu. L'argent devient l'aune à laquelle on vous évalue. Allez après ça parler d'effort, de valeur de travail. Les jeunes sont persuadés qu'ils sont des laissés-pour-compte et qu'ils ne peuvent rien espérer de leur pays. Il faut dire qu'il y a une perte des repères et des valeurs. S. H.