C'est presque dans l'indifférence que l'Algérie a célébré la commémoration du 29e anniversaire de sa mort, le 24 décembre dernier. S'il fut l'un des rares musulmans à avoir accompli des études universitaires durant la période coloniale, Ferhat Abbas n'en restera pas moins du côté des humbles, de la société globale algérienne dont il comprendra très vite la grandeur. Pourtant, les fureurs d'Alger ne se répercutent guère en petite Kabylie où, depuis la répression de 1871, règne un ordre qui ressemble presque à de la sérénité. L'enfance de Ferhat Abbas, écrit Jean Lacouture dans Cinq hommes et la France, ses classes à l'école primaire de Djidjelli (Jijel), ses études secondaires au lycée de Constantine, son service militaire à Bône (Annaba) avant de choisir de faire des études de pharmacie à Alger, ne sont marqués par aucun incident notable. De l'avis de Jean Lacouture, l'étudiant Abbas ne semble pas avoir suivi très assidûment ses cours de pharmacie. Il mettra huit ans, au lieu de six, pour achever ses études : “Mais il s'intéresse à bien d'autres choses, à la politique surtout et à la littérature. Un personnage fort influent du gouvernement général, M. Mirante, directeur des Affaires indigènes — et qui, par vocation autant que par devoir, fait de la politique arabe, c'est l'époque de Lawrence d'Arabie — le remarque, le trouve ardent et sympathique, lui fait connaître des gens en place, lui donne des conseils esthétiques.” Est-ce à ces protections, s'interroge le célèbre journaliste français, que Ferhat Abbas doit son élection, en 1926, en qualité de président de l'Association des étudiants musulmans de l'université d'Alger ? Rien n'est moins sûr, car les articles qu'il publie bientôt dans deux journaux rédigés en français, At'Takaddoume (Le Progrès) et Le Trait d'union, sous le pseudonyme quelque peu révélateur de Kamel Abencérages, articles qu'il réunira plus tard dans un livre intitulé Le Jeune algérien, sont souvent sévères à l'égard de l'administration coloniale. La réalité coloniale, lit-on dans Ferhat Abbas, une autre Algérie, de Zakya Daoud et Benjamin Stora, impose tout d'abord à l'enfant de Taher une colère étouffée. Du reste, la vie entière de cet homme, attachant à bien des égards, le visage allongé, osseux, au nez aquilin, le regard sombre sous le sourcil dru et le geste large, c'est, souligne Jean Lacouture, l'histoire de la recherche d'une patrie, dans la France, puis avec la France, et puis hors de la France, voire contre la France. Ses études enfin terminées à Alger, il s'installera comme pharmacien à Sétif où il aura tout le loisir d'approfondir sa pratique politique. Pour Jean Lacouture, sa pensée politique d'alors est profondément, irréfutablement exprimée dans un texte très souvent cité, publié le 23 février 1936 : “Si j'avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste, et je n'en rougirais pas comme d'un crime. Les hommes morts pour l'idéal patriotique sont journellement honorés et respectés. Ma vie ne vaut pas plus que la leur. Et cependant, je ne mourrai pas pour la patrie algérienne, parce que cette patrie n'existe pas. Je ne l'ai pas découverte. J'ai interrogé l'histoire, j'ai interrogé les vivants et les morts, j'ai visité les cimetières, personne ne m'en a parlé...On ne bâtit pas sur du vent. Nous avons écarté, une fois pour toute, les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l'œuvre française dans ce pays...” Evolué, Ferhat Abbas est naturellement partisan de l'assimilation durant cette période. C'est l'esprit du temps, davantage qu'une tare, feront judicieusement remarquer Zakya Daoud et Benjamin Stora, dont on lui fera toujours grief. Devenu par la suite, et dans le cadre des exacerbations des contradictions entre la caste coloniale et la société globale algérienne, l'avocat d'une révolution sanglante, il n'a choisi de plaider cette cause qu'après s'être battu, un quart de siècle durant, pour imposer le réformisme et la non-violence, le refus des solutions extrêmes, la volonté intrépide d'un compromis avec la France... Mais en vain... L'histoire de la vie de Ferhat Abbas, comme celle de la France contemporaine, ne prouve qu'une chose, écrira Jean Lacouture, et le général de Gaulle l'a comprise mieux que beaucoup d'autres : “C'est que les peuples ont besoin de dignité et que l'un des attributs de cette dignité, c'est l'appartenance à un groupe national reconnu comme tel. Elle montre aussi qu'à leur disputer ce droit, s'ils le revendiquent pleinement, on se condamne à de cruels déboires.”