“Nous resterons jusqu'à ce que tombe le gouvernement.” Les appels à la modération du général Rachid Ammar, le très populaire chef d'état-major de l'armée de terre, n'ont pas été suivis et la foule poursuit le siège de la façade de la Primature, écoutant des chants et de la poésie arabes... La pression de la rue pour faire tomber le gouvernement de transition, dominé par les ministres du régime Ben Ali, s'accentue devant le palais du Premier ministre, où des jeunes venus du “Ground-Zéro” de la “Révolution du Jasmin” passent la nuit, défiant le couvre-feu. En attendant de se doter d'un pouvoir légitime d'ici l'été prochain, les Tunisiens ne parviennent pas encore à se mettre d'accord sur la transition. Les manifestations se poursuivent et des heurts opposent en continu, devant le siège du gouvernement à Tunis, des policiers à des manifestants qui exigent le départ des ministres de l'ancien régime. Outre El Ghannouchi, reconduit comme Premier ministre et dont l'aveu de sa “peur” durant le règne de Ben Ali n'a pas convaincu la rue, quatre membres de son cabinet dit d'union nationale, issus comme lui de la dictature, focalisent la colère de la rue. Le ministre de l'Intérieur, Ahmed Friaâ, pour le symbole, parce que l'ancien régime est lié à la répression policière. Le ministre de la Défense nationale, Ridha Grira, accusé d'avoir facilité la mainmise du clan Trabelsi, la famille de l'épouse de l'ex-chef de l'Etat sur de nombreux terrains publics, lorsqu'il était chargé des domaines de l'Etat. Il se dit à Tunis qu'il a la confiance des militaires et qu'il aurait joué un rôle décisif dans l'arrestation du patron de la garde présidentielle dans les heures qui ont suivi la fuite de Ben Ali. Le secrétaire d'Etat à la fiscalité, Moncef Bouden, décrit comme le spécialiste des redressements fiscaux infligés aux entreprises qui étaient dans le collimateur du clan Ben Ali-Trablesi. Et Moncer Rouissi, ministre des Affaires sociales qui a été jusqu'au bout proche du chef de l'Etat et qui a conseillé El Ghannouchi pour composer le gouvernement de transition. “On va rester jusqu'à ce que le gouvernement démissionne et s'enfuie comme Ben Ali”, affirment en boucle les manifestants qui continuent de recevoir des renforts venant de toutes les provinces du pays. Les autorités de transition pensaient jouer sur la lassitude et le pourrissement ! Le peuple tunisien qui a réussi la première révolution arabe, en manifestant dans la rue depuis mi-décembre, en bravant une répression sanglante, 100 morts selon l'ONU, n'a pas l'intention de s'arrêter à l'exclusion de Ben Ali. Ces Tunisiens, des jeunes pour la plupart, veulent tracer “avec des représentants sans taches”, la voie de la Tunisie post-dictature. Si à l'étranger, chez les voisins notamment, on s'interroge avec inquiétude où va la Tunisie en vacance de pouvoir, le peuple de la ““Révolution du Jasmin”, lui, est plutôt sérieusement préoccupé par les manœuvres de l'ancien régime qui, à l'évidence, se démène pour ne pas tout perdre. Le chantier de la révolution tunisienne est d'autant plus semé d'embûches que celle-ci a jailli brutalement, sans que ne soit préparées des équipes plus ou moins homogènes capables d'assurer la relève. Le peuple de Tunisie veut aller jusqu'au bout dans le nettoyage du pouvoir de Ben Ali : faire table rase des institutions de la dictature et de leurs hommes. D'où ce chaos qui, aux yeux de la population, reste somme toute secondaire pour l'avènement de la Tunisie démocratique et moderne qu'elle revendique. D'où, également, sa radicalité. Toutes les manœuvres des autorités de transition n'ont pas convaincu. Des ex-bénalistes ont eu beau renoncer à leur carte du RCD, le Premier ministre a eu beau jurer tirer sa révérence dès que seront organisées les élections, rien n'y a fait. La période de transition, qui s'est ouverte le 14 janvier en Tunisie, est tendue et même imprévisible. Selon le calendrier retenu, les élections (présidentielles et législatives) devraient se tenir en juillet prochain. D'ici là, la nouvelle scène publique tunisienne va devoir prendre forme. Au gré des libertés arrachées, de retours d'exil, de libérations de prisonniers politiques, de constitution de partis et d'associations, les Tunisiens, devenus citoyens, savent qu'ils vont se retrouver face à une offre pluraliste et ils entendent que celle-ci soit à la hauteur de leur victoire sur la dictature. La génération qui a fait la “Révolution du Jasmin”, des jeunes éduqués sous Ben Ali, n'a aucune envie d'échanger une dictature contre un régime qui ne tiendrait pas compte de leurs aspirations à la dignité, au travail et à la liberté, leur triptyque qui transcende les idéologies partisanes tout en les rassemblant. La Tunisie est-elle encore loin de la sérénité ? Le chemin de la démocratie n'est pas pavé que de jasmins.