En ce jeudi de juin, frais et lumineux, la place Gueydon, véritable cœur de la capitale bougiote, est très animée. Les terrasses de café sont bondées et les serveurs débordés. Ils servent glaces, cafés et jus à tour de bras à des touristes assoiffés. Cela, côté soleil. Côté ombre, en dessous, dans les sous-sols de la cinémathèque, cela grouille encore plus. C'est là que se tiennent, pour l'essentiel, les 3es Rencontres cinématographiques de Béjaïa. Organisée par la Cinémathèque algérienne et deux associations, Kaïna Cinéma et Projects'heurts, cette manifestation, qui s'étale sur une semaine, se veut un espace de dialogue et d'échange entre les professionnels du cinéma et de jeunes cinéphiles venus des quatre coins de l'Algérie et des pays voisins. On tente pour cela de faire venir des professionnels pour parler de leurs expériences, apporter leur savoir-faire et transmettre leurs techniques. Rencontre avec Gaelle Le Floc'h, charmante Bretonne préposée à la relation presse organisation qui nous brosse, en quelques phrases, un tableau complet de ces rencontres. En somme, cela s'articule autour de deux axes principaux. Le premier comprend la projection de films, documentaires et courts métrages à raison de deux séances, l'après-midi, à la cinémathèque. Des réalisateurs viennent présenter leurs œuvres au public et débattent ensuite avec ce même public de leur travail. Les débats sont, nous dit-on, d'un niveau appréciable. Le second axe comprend trois ateliers de travail qui ont lieu au TRB. Encadrés par des professionnels, de jeunes cinéphiles s'initient à l'écriture des scénarios, apprennent à monter des ciné-clubs ou échangent leurs expériences dans le domaine cinématographique. Il y a également un ciné-café où l'on discute avec des réalisateurs autour d'une œuvre et d'une tasse de café. Bref, vous l'aurez compris, ces rencontres qui réunissent de jeunes Algériens, Marocains, Tunisiens et Français et des professionnels venus d'horizons divers sont un melting-pot méditerranéen, un bouillon de culture, d'où peuvent surgir des idées, des initiatives ou peut-être même des vocations. La relève commence à se faire désirer et le temps de voir de nouveau un Merzak Allouache ou un Lakhdar Hamina pointer le bout de son nez, ça risque de faire long. Dans le désert culturel que sont devenus nos villes et nos villages, sensibiliser les gens autour du cinéma, les amener à débattre, fidéliser un public, créer un déclic artistique sont autant de défis à relever que d'objectifs à réaliser pour les organisateurs. “Il s'agit aussi de sauvegarder ce lieu de cinémathèque qui se détériore chaque année, de dépoussiérer le matériel et d'amener les autorités à s'impliquer”, ajoute Gaëlle. SOUTENIR LES MANIFESTATIONS CULTURELLES Amener les autorités à s'impliquer davantage et à soutenir les manifestations culturelles a toujours été une gageure dans un pays où la culture a toujours été la cinquième roue du carrosse. Des promesses d'aide et d'engagement, les organisateurs en ont eu des tas, de la part de l'APC, de l'APW, du ministère de la Culture, et à l'heure où leur manifestation tire à sa fin, ils attendent toujours que cela se concrétise. Un indice qui ne trompe pas en tout cas est que sur les treize sponsors qui parrainent les rencontres, pas l'ombre d'une institution algérienne officielle. Cela ne décourage pas pour autant Abdennour Hochiche, le jeune président de l'association Projects'heurts, qui se déclare globalement satisfait mais qui déplore, au passage, le manque de soutien de la part des autorités : “Voilà un événement culturel qui a prouvé sa fiabilité et tous les responsables que nous avons rencontrés ont reconnu le travail fait, mais au niveau des soutiens, il n'y a rien encore. C'est peu de dire que la culture est le parent pauvre du budget de l'Etat, ce n'est pas un parent du tout !” L'association qu'il dirige tente depuis quelques années, à travers des associations culturelles présentes sur le terrain, de créer des relais dans les villages et les quartiers pour faire revivre le cinéma. Le cinéma en tant que création artistique, bien sûr, pour que les jeunes Algériens apprennent que le septième art ce n'est pas seulement les pétarades de Clint Eastwood dans le désert de la Sierra Nevada ou les miaulements et les acrobaties aériennes de Jackie Chan dans les rues de Shanghaï. Parmi les jeunes cinéphiles, beaucoup de jeunes venus de Bretagne. “Parallèlement à l'événement, explique Gaëlle, il y a une volonté de jumeler Brest à Béjaïa.” D'ailleurs, deux responsables de la cinémathèque de Bretagne, deux autres du festival Travelling de Rennes et un autre du festival de Douarnenez ont été invités. Ils vont expliquer le travail d'une cinémathèque, l'importance de la protection du patrimoine cinématographique et son exploitation. En fait, il s'agit de vulgariser le travail d'une cinémathèque et, en même temps, proposer des films. C'est clair, la rade de Brest et le golfe de Bougie ne sont plus séparés par des miles nautiques mais par des kilomètres de pellicules qui ont créé une passerelle d'amitié. Kabyles et Bretons, même combat. Petit tour au TRB où se tient une rencontre avec des artistes, des journalistes et des écrivains autour du dialogue interculturel en Méditerranée. Dans la salle à moitié pleine, il règne une ambiance plutôt concentrée et studieuse. Dans le hall désert, échappé de l'exposition qu'on lui a consacré, le fantôme de Mohamed Zinet plane entre les colonnes de marbre. Les génies ont toujours été incompris. Au détour d'un couloir, rencontre avec Brahim Tazaghart, auteur de romans en tamazight. Il est venu “emmagasiner”, dit-il, pour de futurs projets d'écriture mais surtout “constater nos manques et nos limites dans le domaine cinématographique. Un domaine que nous avons complètement négligé. Nous n'avons pas de mémoire d'images au MCB”. Les ateliers de travail sont en pleine effervescence. Khamchène Kadour est étudiant en génie civil. Il est venu du village de Guendouz, à quelque 80 km au sud de Béjaïa, pour apprendre à créer un ciné-club. Auprès de Yann Goupil, Guillaume Bachy, Mathieu Darras et autres formateurs qui encadrent des jeunes venus de Timimoun, d'Alger, de Constantine, de Bouzguène, de Brest ou de la Goutte d'Or, il pourra se faire beaucoup d'amis qui rêvent sur la même longueur d'onde que lui. Son copain Hamza est content : “On a appris pas mal de choses”, dit-il. FORMER LA RELÈVE Les choses qu'ils ont apprises, ils vont les appliquer une fois rentrés chez eux à Guendouz. C'est là également que nous nous rendons avec Claude, alerte jeune homme de 69 berges qui s'occupe de développement de la vie associative à Marseille depuis qu'il est en retraite. Il compte partager auprès de ses jeunes auditeurs son capital expériences. Claude a enseigné en Algérie de 1966 à 1975. Son regard, celui d'un homme qui a connu la Kabylie il y a trois décennies, au moment où elle n'est n'était pas à ce point défigurée, nous intéresse : “Quand j'ai revu la Kabylie, je me suis dit, ce n'est pas possible ! C'est à hurler. Rien n'a été fait pour préserver son architecture traditionnelle. Le béton a tout bouffé. Pour moi, c'était l'un des plus beaux paysages de montagne au monde. La montagne la plus peuplée du monde. Aujourd'hui, il y a d'horribles cubes de béton qui ont poussé un peu partout, même au milieu des villages. Elle est complètement défigurée.” Un constat, hélas, sévère mais juste. Chemin faisant, Claude égrène ses souvenirs : “Quand j'allais en Kabylie ou dans les Aurès et que je voyais fonctionner les djemmaâs, ce fut le déclic. Même sans les femmes et les jeunes, c'est une forme de citoyenneté admirable !” Aujourd'hui, de retour en Algérie, il redécouvre une richesse de la vie associative qui l'impressionne car elle n'existait pas avant. On arrive vers la fin de l'après-midi au village de Guendouz. Claude est attendu de pied ferme par de jeunes militants d'associations qui comptent apprendre auprès de lui les secrets d'une vie associative réussie. Nous sommes loin de Béjaïa, de Kiarostami, de Nanni Moretti et des ambiances feutrées des salles obscures. Une preuve que le cinéma mène à tout. À condition d'en sortir. D. A.