La chaîne privée Ennahar TV a récemment diffusé une caméra cachée où l'écrivain Rachid Boudjedra se faisait piéger lors d'une fausse interview. Des images que j'ai trouvées terrifiantes. Elles portent les effluves nauséabonds du fascisme et de l'Inquisition. Deux concepts qui partagent bien des points communs. Ils sont par essence totalitaires et despotiques, et visent le contrôle absolu de l'individu, ainsi que l'édification d'une société uniforme et « pure ». Un canular de très mauvais goût Le principe de la caméra cachée consiste à placer une personne dans une situation inconfortable afin de la faire réagir. Normalement, une déontologie tacite, ou le bon sens commun, veut que la plaisanterie ne dépasse pas certaines limites, pour des raisons évidentes de santé ou de sécurité, mais les dérapages se multiplient, et pas seulement en Algérie. C'est une mode qui transcende les frontières. Les canulars ont tendance à aller de plus en plus loin. Dans cette caméra cachée, Rachid Boudjedra pensait participer à une émission télévisuelle. L'interview à peine entamée, trois hommes débarquent brusquement et interrompent le tournage. Leur ton est agressif. Ils affirment être des agents de sûreté, et lui délivrent un document dans lequel il est accusé d'espionnage. Bien entendu, l'écrivain récuse, proteste et se justifie, tout en demeurant calme et coopératif.. Jusque-là tout va bien. Ce n'est pas drôle, mais cela reste encore correct. Cependant, l'interrogatoire glisse rapidement sur le terrain des convictions personnelles et des choix individuels.On le lui demande s'il croit en Dieu, il répond par l'affirmative, et récite la chahada pour prouver sa bonne foi. On lui demande de proclamer « Allah Akbar » par trois fois. L'entrevue vire au harcèlement. Les voix sont de plus en plus menaçantes. On le pousse à se justifier sur son épouse française, on cherche à savoir si elle s'est convertie à l'islam ou non, on fouille dans sa vie privée, on traque la moindre trace de non-conformité islamique, on redresse les torts, on exfiltre le démon, bref, on purifie. Un canular idéologiquement marqué Durant le ramadan, les chaînes de télévision algériennes regorgent de ce genre de programme. On voit fleurir les caméras cachées à l'humour douteux, néanmoins, ce canular n'a rien d'innocent. Il est même idéologiquement engagé. Deux ans plus tôt, presque jour pour jour, lors d'une émission diffusée sur Echourouk TV, Rachid Boudjedra avouait publiquement son athéisme. Voilà qu'aujourd'hui il « abjure » sa « non-croyance » en récitant la chahada, le premier pilier de l'Islam. Ma foi, pourquoi pas ? Puisque lui-même a déclaré à plusieurs reprises, qu'il n'était pas exclu qu'un jour il se tourne vers la religion. D'un autre côté on peut difficilement écarter la piste de la peur, comme le souligne si bien la voix off qui ponctue les séquences. La scène est interminable et gênante. On lui demande à nouveau de réciter la chahada. Il finit par exploser, et refuse de se laisser faire. Il manque de peu d'en arriver aux mains, avant de s'en aller, l'écume aux lèvres, jurant qu'on ne l'y reprendrait plus. Le pire est que Rachid Boujedra est parti en ignorant qu'il avait participé à une caméra cachée. A priori, ces images ont été diffusées sans son accord. On peut s'émouvoir de tels procédés. C'est parfaitement légitime. En revanche, je trouve bien plus alarmant qu'une chaîne de télévision diffuse, à une heure de grande écoute, un programme qui banalise la haine et l'intolérance ! Sous couvert d'humour, on distille l'idée selon laquelle on peut s'en prendre à plus faible que soi ; on a le droit d'user de violence et de coercition du moment que c'est pour la bonne cause. D'ailleurs, remarquez la manière dont l'émission est montée et réalisée. Les séquences sont entrecoupées par les commentaires, plus qu'orientés, de la voix off et des rires enregistrés. On ridiculise l'auteur, on rajoute une couche à une situation assez humiliante, comme s'il s'agissait de trouver une justification à la brutalisation d'un octogénaire mécréant... Epilogue Face aux réactions suscitées par l'émission, le directeur d'Ennahar TV, Anis Rahmani, présente ses excuses sur Twitter, avant de se rétracter quelques commentaires plus loin. Rachid Boudjedra quant à lui, ne s'est pas encore publiquement exprimé, on évoque néanmoins la possibilité d'un procès contre Ennahar TV. Une pétition circule et réclame aux autorités de régulations télévisuelles une condamnation ferme d'un tel programme et une sanction pour les participants. Cela serait la moindre des choses, c'était insoutenable de voir un vieux monsieur de presque quatre-vingts ans se faire ainsi malmener, atroce d'assister au spectacle de l'humiliation publique d'un monument vivant de la littérature algérienne, oui un monument, car que l'on aime ou non le personnage et sa prose, n'en demeure pas moins qu'il est un grand auteur, ses œuvres sont enseignées dans les universités du monde entier, il participe davantage au rayonnement culturel de l'Algérie que les prédicateurs promus par cette chaîne et ses semblables. Nesrine BRIKI Auteure, traductrice littéraire (*): Les contributions publiées sur Liberte-algerie.com relèvent exclusivement de la responsabilité de leurs auteurs