Chacun est libre de la formulation de sa vérité lorsqu'il s'agit de déterminer les contours de son identité. Certains s'efforcent, à tout prix, d'intégrer dans leur réflexion sur soi l'histoire et l'environnement collectif dans lequel ils baignent. D'autres s'en tiennent à ce qu'ils ressentent intimement et gardent leur libre arbitre dans un souci scrupuleux de ne jamais se définir par rapport aux nombreuses sollicitations extérieures qui se disputent le monopole du rattachement identitaire. C'est incontestablement cette seconde approche qui peut expliquer, en grande partie, la raison de vouloir comprendre et soutenir nos compatriotes berbérophones. Car nous naissons d'une mère et d'un père sur une terre dont la population a la prétention d'unir sa destinée, c'est avant tout par eux et eux seuls que naît le rapport aux autres et la construction identitaire, notamment par le vecteur essentiel de la langue. Mais au-delà de cette simple affirmation de bon sens, un certain nombre de déclinaisons peuvent être introduites pour expliquer la solidarité ressentie envers nos compatriotes berbérophones. L'une d'entre elles relève d'une expérience générationnelle. Comment ne pas comprendre les ressentiments et la colère de nos compatriotes berbères lorsqu'on a subi soi-même une intolérable agression dans son âme et son identité ? Personne ne peut comprendre le drame algérien s'il ne se reporte pas à la racine du mal qui a commencé à agir sur la génération francophone que nous étions. Les Algériens de ma génération savent plus que quiconque que la genèse du mécanisme destructeur mis en place a été avant tout de nature linguistique et culturelle. Nous avons été broyés et laminés par la vague de fond d'une arabisation massive (d'un niveau douteux à cette époque) qui a tout détruit, faisant la chasse jusqu'au plus planqué des neurones. Il faut à ce moment de la lecture bien comprendre qu'il ne s'agit nullement d'un plaidoyer contre la langue classique arabe, bien au contraire, il s'agit de n'en revendiquer que le meilleur et de se débarrasser du pire. Hélas, certains d'entre nous n'ont eu droit qu'au pire. Ce pire était une politique linguistique exclusivement fondée sur les critères d'un nationalisme idéologique exacerbé qui n'a laissé aucune chance à la jeunesse algérienne d'échapper au drame de l'inculture et de l'embrigadement. Nous n'avons pas compris ce qui s'est passé mais une chose est sûre, nous avons été envahis de milliers d'enseignants venus de contrées où la quête identitaire était sinon explosive, tout au moins… Racisme, ostracisme régional et idéologie arabo-musulmane à outrance, aucun bébé nourri à ce biberon ne pouvait échapper à ce que Aldous Huxley décrivait si bien. Certains d'entre nous y ont fermement résisté, car probablement trop âgés pour y souscrire, d'autres ont été emportés dans la tourmente et on sait où tout cela nous a menés. Personne ne peut, en effet, comprendre ce drame s'il n'a pas vécu l'effroyable avancée d'une idéologie, dans les livres, les discours, les médias, et surtout dans le système scolaire qui a annihilé toute intelligence humaine. L'épisode islamiste est sans aucun doute un avatar de ce processus dont le caractère spectaculaire et sanglant n'a, en réalité, que mieux dissimulé une autre fracture, bien plus dangereuse pour la survie de la nation, celle des communautés linguistiques. Si toute une culture nationale a été détruite, ce sont incontestablement les berbérophones qui en ont payé le plus lourd tribut, car doublement victimes. Ils ont été touchés comme tous les Algériens par la destruction des moyens culturels mais aussi et surtout parce qu'ils ont été spoliés de leur droit légitime à vivre une langue et une culture dont ils ont hérité. Ils ne sont effectivement pas indemnes d'un désastre qui les condamne eux aussi… Est-il encore temps pour que la déjà vieille garde reprennent le dessus et arrête le déchaînement de la haine ? Rien n'est moins sûr. S. L. B.