"Sur le plan des négociations gazières avec l'Espagne et l'Italie, l'Algérie perdra tous ses atouts, faute d'avoir négocié prématurément, et non tardivement, car la situation ne faisait qu'empirer pour les pays exportateurs gaziers d'Afrique du Nord", estime l'expert. Liberté : Dans la renégociation de ses contrats gaziers avec ses partenaires européens, l'Algérie vient de conclure avec l'Espagne et l'Italie. Les termes des deux contrats sur le volume et surtout sur la durée sont nettement moins bénéfiques que les précédents. Quels sont, selon vous, les facteurs qui ont pesé dans les négociations ? Ali Kefaïfi : Les termes des deux contrats avec des pays de l'Europe du Sud sont moins bénéfiques que les précédents, pour un certain nombre de raisons, tant structurelles que conjoncturelles. Sur le plan structurel, les raisons de l'échec tiennent à l'absence pluridécennale de politique économique industrielle, nonobstant celles, plus importantes, de politique culturelle et d'ambition civilisationnelle. Et ce n'est pas peu dire à l'occasion de l'anniversaire du Congrès de la Soummam. Sur le plan conjoncturel, et surtout de la non-gestion de la variable temporelle par les pouvoirs publics, le renouvellement de ces contrats gaziers était prévu depuis l'an 2000, mais n'a pas été préparé par les différents responsables de ces départements ministériels. Pourquoi ? Après moi le déluge ? Côté Europe du Sud, c'est-à-dire l'Espagne (ou espace ibérique avec le Portugal) et l'Italie, ces marchés disposent de plus en plus d'atouts très importants qui les mettent en position dominatrice car le marché gazier est passé de marché régional, dominé par l'offre, à une situation qui sera marquée par l'équilibre international des prix et des échanges de gaz, tant gaz naturel que gaz naturel liquéfié. Côté Algérie gazière, celle qui fut le 4e producteur mondial et qui a abrité dès 1964 la première usine mondiale de GNL (Camel), l'absence de politique gazière depuis 1980 amplifiée par les scandales managériaux à Sonatrach depuis 2000 (triplement du prix des usines GNL de Skikda (cf IAE), construites par KBR, et Arzew, construite par Saipem, les poursuites judiciaires d'une centaine de managers et de techniciens opérationnels) ont rendu difficiles, voire impossibles, les actuelles négociations contractuelles pour sauver les finances gazières futures de notre pauvre pays. Sur la tarification du gaz vendu à l'Italie et à l'Espagne dans le cadre des nouveaux contrats, aucun détail n'a été fourni par le P-DG de Sonatrach. Mais il semblerait que les nouveaux contrats sont indexés sur le prix spot du gaz en Europe. Qu'en pensez-vous ? En l'absence totale d'informations du côté algérien, nous nous fonderons sur les données disponibles. A) Conséquences des changements (ministres, P-DG...) et absence de politiques gazières : en fait, la tâche des négociateurs algériens est rendue difficile, voire impossible, du fait de l'absence de politique gazière, obérée par la situation baissière en matière de production locale, mais aussi du marché gazier mondial soumis depuis quelques années à un retournement fondamental irréversible. Essayons de résumer ces deux aspects qui expliquent la difficulté de négocier ces contrats, sur les plans volumes, durée, prix, formules d'indexation des prix et, surtout, engagements contractuels et conséquences juridiques contentieuses. Sur le plan gazier domestique, le sous-sol algérien dispose de ressources (gaz naturel conventionnel et non conventionnel), de richesses (le GN saharien possède la plus grande capacité calorifique de tous les GN du monde), réserves (de gaz rentable) extractible demain avec des coûts "quasi négligeables et mondialement compétitifs, y compris avec le gaz de la planète Titan !", soit 2 000 milliards de mètres cubes avec, en tête de puits, les coûts les plus bas du monde (une dizaine de centimes de dollars/MM BTU contre 3 dollars/MM BTU aux USA et 4 ou 5 dollars/MM BTU en Méditerranée occidentale (Egypte, Israël, Chypre, etc.). Cependant, comme le coût de transport du GN est 4 à 5 fois plus élevé que le coût du transport du pétrole brut (car produit liquide et non gazeux), la rationalité économique suggère que 50% du GN soit transformé dans le pays avec, à la clé, de la valeur ajoutée, des exportations, des emplois. L'Algérie de l'après-80 n'a pas voulu le faire ! Grave erreur d'intelligence, incompétence ou antinationalisme ? B) L'Algérie, avec ses changements d'équipes, non préparée au nouveau marché gazier mondial : sur le plan des négociations gazières avec l'Espagne et l'Italie, l'Algérie perdra tous ses atouts, faute d'avoir négocié prématurément, et non tardivement, car la situation ne faisait qu'empirer pour les pays exportateurs gaziers d'Afrique du Nord. Dans les contrats gaziers des décennies antérieures à 2000, les principales clauses prévoyaient des accords à long terme, expliquées par les longues durées en relation avec les investissements capitalistiques dont les gazoducs, la liquéfaction, les méthaniers, la regazéification, le transport de GN gazéifié, la distribution, soit 80 à 100 fois le coût opératoire (Opex) du GN produit en tête de puits à Hassi R'mel. Ces contrats prévoyaient aussi une formule d'indexation avec les prix du pétrole, une destination fixe pour empêcher la concurrence et maintenir des marchés à des prix distincts (Asie, UE, USA, Amérique latine...). Ainsi, grâce à ces contrats anciens, les prix du GN étaient différenciés selon les marchés : en 2014 de 4 dollars/MM BTU aux USA, 10 dollars/MM BTU en Europe et 15 dollars/MM BTU au Japon et au reste de l'Asie, mais en 2018, ces prix des marchés ont baissé drastiquement vers 3 dollars/MM BTU (USA), 7 dollars/ MM BTU (Europe) et 8 à 10 dollars/MM BTU. Quelle leçon à tirer ? L'Algérie aurait dû négocier ses contrats de GN/GNL avant 2014. 2018 ? Trop tard ! C) Timing : en matière de formule de révision annuelle des prix (la fameuse indexation du prix du gaz), de 2000 à 2017, les contrats gaziers mondiaux entre producteurs et consommateurs sont passés de l'indexation fondée (basée) en 2005 à 90% sur le prix du pétrole (le prix du gaz lié à 90% au prix du pétrole) à 35% en 2017 (1/3 base pétrole et 2/3 base marché gazier ou Gas on Gas) donc aux 2/3 exclusivement gazier (shale gas US, demande asiatique). D) Marché gazier européen dont Sud Med (Espagne, Italie, France, Portugal...) : sur la base d'une politique énergétique explicite, et depuis 2009, l'UE exige des pays européens de renégocier les contrats et d'inclure une clause GoG (Gas on Gas) en remplacement de la clause IP (Indéxation sur le pétrole). Ainsi, depuis une décennie, cette directive GoG a été appliquée par l'ensemble des pays producteurs, à l'exception des pays retardataires (y compris le seul pays du monde qui, depuis 2000, utilise le plomb PTE dans l'essence lequel plomb agit sur le cerveau des adolescents) Selon vous, l'offensive américaine sur le marché gazier en Europe aura-t-elle des conséquences sur l'Algérie ? Est-il trop tard pour compenser les conséquences de l'offensive américaine et des autres producteurs gaziers du monde (Qatar, Australie, Egypte, Israël, demain le Sénégal) sur le marché gazier sud-européen visé par l'Algérie ? Parmi les nouveaux fournisseurs (USA shale gas, Australie, Qatar, Sénégal, etc.), nous retiendrons surtout les pays en compétition avec un bas coût face à l'Algérie, et en tenant compte de l'évolution grandissante de leur matrice d'exportations gazières ainsi que de leur compétitivité COÛTS, coûts comprenant tous les éléments de la chaîne gazière, soit le coût en tête de puits (0,1 à 5 dollars/MM BTU), le coût de transport par gazoduc (0,5 à 1 dollar/ MM BTU), la liquéfaction, le transport par méthanier, la regazéification, la distribution domestique par gazoduc. Le modèle de comparaison spatiale (offre–demande) et temporel est assez instable (saisons, régions, produits de substitution). Cependant, on peut noter quelques tendances d'évolution des prix mondiaux sous l'effet du gaz de schiste US (qui ne coûte que 1 dollar/MM BTU à Marcellus et 3 dollars/MM BTU dans les shale et tight oil notamment du Permian Texan, contre 4 à 5 dollars/MM BTU ailleurs (Egypte, Israël, In Salah, Russie, etc.). En 2018, sous l'effet du gaz US (Asie, Sud Ouest UE, etc.), les prix GNL se sont stabilisés autour de 7,5 dollars/ MM BTU soit des prix net-back US autour de marges égales à 1,5 dollar/MM BTU au SW de l'UE et 1,16 dollar/MM BTU au NW de l'UE. Qu'en est-il du prix net back Arzew du gaz algérien exporté ou à exporter en Espagne ? Le marché sud-ouest européen (Espagne, Italie, France, Portugal, etc.) ne constitue que 10% du marché mondial du GNL contre 70% pour l'Asie. En outre, l'Asie est loin (coûts d'acheminement) et nous ne sommes pas compétitifs. Il ne nous reste que la Méditerranée mais avec une concurrence nombreuse et forte (USA, Nigeria, Qatar, Trinidad, demain l'Egypte, Israël, etc.) L'évolution à la baisse des prix italiens à l'importation du gaz GN algérien renseigne sur les prix et formules d'indexation qui seront retenus dans les actuels ou futurs contrats gaziers algéro-européens. Les prix frontières du gaz GN algérien vendu à l'Italie serait passé de 30 euros/M WH (10 dollars/MM BTU) en 2014 à 15 euros/M WH (5 dollars/MMBTU) en 2016. Propos recueillis par : Ali Titouche