Aujourd'hui, les deux tendances du mouvement citoyen ne divergent pas sur les objectifs ou la symbolique de cette marche, mais plutôt dans le bilan fait par les uns et les autres, quatre années après. Quatorze juin 2001-14 juin 2005. Quatre années, jour pour jour, sont écoulées depuis cette marche que tout le monde en Kabylie garde encore comme un souvenir frais mais amer dans la tête. Rares sont, dans cette région enflammée déjà quelques semaines auparavant, ceux qui n'y ont pas participé. Près de quatre millions de personnes se sont donné rendez-vous, ce jour-là, à Alger pour remettre au président de la république une plate-forme de revendications fraîchement élaborée le 11 juin, dans la petite ville d'El-Kseur d'où elle tire son nom. La marche se voulait pacifique, mais cela ne sera qu'une illusion perdue. Les milliers de policiers déployés à travers les rues de la capitale ne tarderont pas à lancer une véritable chasse à l'homme contre les marcheurs qui auront également avoir affaire, dit-on, à des bandes de jeunes équipés d'armes blanches. Bilan : six morts, dont deux journalistes, et plus de 300 blessés sans compter les dégâts matériels estimés à plusieurs milliards. Dans le journal télévisé de la soirée, l'animateur parle de “voyous ayant envahi la capitale et l'ont mise à feu”. Une déclaration qui ne fera qu'ajouter de l'huile sur feu qui s'est déjà allumé en Kabylie après l'assassinat de Guermah Massinissa, et aussi de nombreux jeunes dans la région. Le sort réservé à la marche du 14 juin ne fera ainsi qu'aggraver la déchirure entre le pouvoir et cette région qui s'installera, pour une longue durée, dans un indescriptible chaos. Mais pour les délégués, comme pour les citoyens, cette marche reste un moment fort de l'histoire de l'Algérie post-indépendante. Pour le délégué de Tizi Ouzou, Belaïd Abrika, “c'est une démonstration forte d'une population qui a voulu en finir avec la hogra, l'impunité, le déni et la pauvreté”. C'est un moment où la parole a été rendue à la rue qui a exprimé sa citoyenneté. Elle témoigne du refus du citoyen d'abdiquer devant les balles assassines du pouvoir. Et surtout elle a permis aux algériens d'exprimer leur aspiration à l'édification d'un Etat de droit dans un cadre démocratique. Farès Oudjedi, de la coordination de Béjaïa, estime que “cette marche est pour moi un souvenir amer, un souvenir qu'on ne pourra jamais effacer de notre mémoire. Cette journée nous a délivré deux principaux messages : la volonté populaire d'aller vers un changement et le choix de la voie pacifique pour réussir ce changement”. Pour Khaled Guermah, le père de la première victime assassinée dans les locaux de la gendarmerie de Béni-Douala, la marche du 14 juin représente à la fois un espoir et une image de fraternité et d'union que la Kabylie n'a jamais réussies auparavant. “C'est un exemple de mobilisation qui servira à tous les opprimés du monde entier”, estime-t-il non sans exprimer son regret de voir le mouvement citoyen né de ces sanglants événements de Kabylie éclaté. “On aurait dû continuer sur l'élan initial”, lâchera-t-il. “Cette journée a démontré la nature dictatoriale et répressive du pouvoir algérien, une nature qui reste inchangée même aujourd'hui qu'il prétend avoir réglé la crise de Kabylie”, dira le délégué de Aïn El-Hammam qui a tenté, mais vainement, avec les délégués des coordinations des Ouacifs et de Béni Zmenzer, de jouer la carte de la réconciliation après l'éclatement du mouvement citoyen en deux ailes. Les commentaires des délégués à propos de cette marche ne diffèrent pas de ceux de l'aile qui s'est opposée depuis le début au dialogue avec le pouvoir. Pour Rabah Boucetta, délégué de Boumerdès, “c'est une journée mémorable, c'est pour la première fois depuis l'indépendance de l'Algérie qu'un aussi grand nombre de citoyens est sorti dans la rue pour revendiquer ce que le pouvoir lui-même considère comme légitime comme que la liberté d'expression”. Ali Gherbi n'en pense pas moins à propos de cette date. Pour lui, “c'est une journée historique dont nous gardons tous le triste souvenir de la répression aveugle du pouvoir, mais aussi celui du formidable élan de solidarité de ce peuple qui était déterminé à recouvrer sa souveraineté”. Aujourd'hui, les deux tendances du mouvement citoyen ne divergent pas sur les objectifs ou la symbolique de cette marche, mais plutôt dans le bilan fait par les uns et les autres quatre années après. Farès Oudjedi considère que la lutte menée jusque-là n'est pas vaine, et ce, en considérant que “l'étendard de la lutte pris par tous ces citoyens est en train d'être concrétisé par ses propres délégués sur la table du dialogue avec le représentant de l'Etat”. Pour lui, le statut approprié aux martyrs et blessés du printemps noir, le jugement des assassins par les tribunaux civils, un programme spécial économique pour les régions touchées par les événements de Kabylie sont déjà les premiers acquis importants durant ces pourparlers. “Nous ne pouvons que nous satisfaire de ces acquis en attendant la concrétisation et l'application des décisions arrêtées”, dira-t- il. Bélaïd Abrika, ne cachant pas lui aussi sa satisfaction, ajoutera que “c'est pour la première fois dans l'histoire que la télévision algérienne reconnaît publiquement son tort ; c'est une victoire à mettre à l'actif des sacrifices consentis durant les quatre années de lutte. Nous espérons maintenant que le cauchemar vécu à travers cette couverture ne se reproduira plus”. Mais, Hocine Mammeri, délégué de la tendance non dialoguiste, ne voit pas les choses de la même manière. Pour lui “quatre années après cette formidable mobilisation, nous devons regarder froidement la situation : si on avait ouvert le procès des assassins, reconnu les sacrifices des martyrs, renoncé à l'entretien du chaos en Kabylie, on aurait eu des signes qui montrent une volonté politique à changer de méthode ; aujourd'hui, la population est fatiguée et la crédibilité du mouvement citoyen est sérieusement entamée. Les maladresses et les contradictions ont jeté le trouble parmi la population, ont donné prise à la rumeur et à une grande déception”. Ce constat est partagé par tous les délégués de cette tendance dont Rabah Issadi qui s'interroge si les objectifs pour lesquels le peuple est sorti dans la rue le 14 juin 2001 sont atteints. “On a marché pour qu'il ait justice, mais aujourd'hui y a-t-il justice ? On est sorti pour que les crimes commis en Kabylie soient punis ; aujourd'hui sont-ils punis ? Pis, même les acquis arrachés de haute lutte sont aujourd'hui menacés”, expliquera-t-il en citant, comme exemple de cette régression dans les libertés, Mohammed Benchicou incarcéré le 14 juin 2003 pour ce que tous les délégués qualifient de “prétexte absurde” qui cache mal la nature du pouvoir. Samir LESLOUS