La mission, bien que stratégique et sensible, de l'armée ne lui confère, dans les Etats de droit, aucune supériorité décisionnelle ni aucune prépondérance statutaire. Elle est associée à la décision politique dans le cadre de l'action gouvernementale. Il n'existe pas de pouvoir militaire, politique, au sens de la dimension à laquelle il aspire dans les pays tiers-mondistes, où il s'impose comme l'épine dorsale du système. Dans les pays de non-droit, c'est l'armée qui est la colonne vertébrale du système politique et institutionnel, en revanche, dans les pays de démocratie et de droit, c'est la justice indépendante qui est la colonne vertébrale de l'Etat. Ce rappel de quelques déterminants de la démocratie renvoie à la brutale asymétrie de la réalité sociopolitique algérienne. Il est de notoriété publique que le rôle de l'armée y est éminemment central. Son poids extraconstitutionnel dans la sphère politique puise ses racines dans les conditions historiques de la formation du pouvoir, notamment, aux lendemains immédiats de l'indépendance nationale. Cette période de tous les enjeux sera marquée par l'écourtement de la légitimité populaire à la suite de l'irruption violente de l'armée dans la sphère politique. Cette occupation du champ politique par l'armée est la résultante de l'opposition larvée de la confrontation directe, puis du choc frontal entre des divergences profondes, devenues, du fait de leur cristallisation, des rapports de force antagonistes entre les dirigeants politiques et certains chefs durant la Révolution. Ce choc, lourd de conséquences sociopolitiques, à court et long terme, va déborder du cadre interne qui était le sien, pour donner lieu à la supplantation, par la violence, de la légalité, représentée par le gouvernement provisoire, par l'illégalité manœuvrière, laquelle, presque aussitôt, sera balayée par la légitimité révolutionnaire, portée par les blindés. Consacrée par ce néoconcept de circonstance tiré du sac des barbarismes juridiques, la militarisation du pouvoir, constante systémique, aura tôt fait de procéder à la restructuration du champ politique et des libertés dans le sens de leur rétrécissement drastique. Legs militaire, la monopolisation dictatoriale du pouvoir va se traduire par la mise en place d'un système transgénérationnel, mutant au gré de sa dégénérescence, pour culminer, désormais, avec le règne de l'absolutisme et du retour du "zaimisme". La déviation, par l'armée, du processus historique qui devait conduire à l'édification d'un Etat conforme aux idéaux de Novembre, est à l'origine de la situation actuelle de non-Etat, que l'implication non apparente, mais déterminante, de la haute hiérarchie militaire, semble vouloir proroger à travers une cinquième mandature, plus fantomatique que jamais, avec l'accentuation de la légitimation de l'extra-constitutionnalité comme mode transitoire de gouvernance, dans l'attente du verdict de la biologie. Le système axé sur l'armée est devenu tellement compliqué qu'il forme un ensemble assez critique qui fait peser sur l'avenir du pays des menaces sans précédent. Le pays est devenu l'otage d'un système devenu autonome, discordant, n'étant soumis à aucune loi ni à aucun contrôle, détruisant les rapports de stabilité et de cohésion sociale. De son côté, le pôle présidentiel s'est évertué, pour faire table rase de tout contre-balancement de son autorité à contenir, avec un succès relatif, l'ampleur de l'influence de l'armée, pierre angulaire du système, par le biais de réorganisations structurelles et humaines, non exemptes d'objectifs stratégiques axés sur un rééquilibre des forces, dès lors qu'est, publiquement, déclaré le refus "d'être un trois quarts de Président", quitte, pour ce faire, "à descendre dans l'arène". De telles intentions se veulent être des dénonciations de l'omnipotence et de l'omniprésence politiques des chefs militaires. D'une manière générale, la neutralité politique des armées du tiers-monde est un leurre qui voile mal, à une opinion internationale tolérante pour les besoins de ses intérêts, le caractère frauduleux des mascarades électorales par le biais desquelles elles cautionnent et impactent à leurs convenances l'organisation du pouvoir. Il n'y a qu'à voir les sollicitations de la classe politique, alliance et opposition confondues, invitant l'armée à parrainer leurs propositions de sortie de crise. Singulière philosophie et stratégie politiques, que celles qui consistent à se prévaloir d'une perspective de rupture, et à proposer l'accompagnement de l'armée, nœud du problème, priée de s'auto-exclure du champ politique, et à faire preuve d'une philanthropie suicidaire par rapport à sa puissance et ses intérêts dans le système qu'elle parraine, qui n'est pas dans sa culture. L'histoire universelle des peuples enseigne que les processus de ruptures ne sont que très rarement éligibles à la négociation avec un ordre établi. De récentes contributions l'ont doctement montré, à travers l'évocation des conditions d'émergence de l'Etat. Au-delà de l'aspect philosophico-juridique, relatif à la nature, aux prérequis et aux objectifs liés à la construction d'un Etat, viable et fiable, il est à retenir le fait, fondamental, que les avancées politico-institutionnelles procèdent de ruptures radicales initiées par des hommes d'envergure, mus par une vision de progrès pour leur peuple, loin des égocentrismes étroits inféodés à la stérilité culturo-conceptuelle de l'attrait psychopathologique du pouvoir pour le pouvoir. Le mode opératoire de ces ruptures, rendues fatales par la maturation et l'exacerbation de la désapprobation populaire, emprunte le plus souvent la voie de l'explosion violente, des mécontentements et des ressentiments jusque-là, contenus, et ce, face à la ténacité de l'aveuglement des tenants du pouvoir embourbés dans l'anachronisme de la fuite en avant visant à perpétuer des situations de statu quo porteuses de tous les périls. Cette rupture s'affirme être impérative lorsque le système, empêtré dans ses incohérences et ses approximations, étale dramatiquement son inaptitude, son impuissance et son incompétence à réaliser les objectifs politiques et économiques que sont l'édification consensuelle d'un Etat, la stabilité politique par la primauté de la voie constitutionnelle pour le dépassement serein des éventuels blocages et à asseoir la base matérielle de l'émergence économique. Nonobstant la divergence têtue des approches et sa compromission ou non par rapport au pouvoir, il appartient à la classe politique dans son ensemble de surmonter ce qui les sépare en raison de la crucialité du moment et de se délester de cette obséquiosité tétanisante à l'endroit de l'armée pour marquer son intransigeance quant à l'impératif de restituer au peuple l'exercice de sa souveraineté et de donner à l'acte de vote son pesant politique à travers la transparence électorale et la pénalisation, par l'emprisonnement, de la fraude lors des scrutins. La timidité de la classe politique par rapport à la toute-puissance décisionnelle de l'armée est, et on ne peut que le regretter, révélatrice d'une pusillanimité quant à imposer des solutions courageuses destinées, après des décennies d'errements qui ont mené droit dans le mur, à rompre avec la désastreuse politique de consensus qui a valu au pays une suite de présidents de la République incapables de faire de l'Algérie une puissance politique et économique. Les jugements de l'histoire ne sont pas prédisposés à la mollesse et à la complicité. Lourde est, en effet, la responsabilité de ceux qui ont, unilatéralement et par la force, décidé du report à une date non fixée de la mise en place d'un Etat et d'une gouvernance représentatifs des idéaux de Novembre et qui plus est, de la légitimation de l'anticonstitutionnalité. La mère de toutes les réformes est d'ordre politico-institutionnel. Elle se doit, solution quasi exclusive de sortie de l'engrenage du système, d'instituer des mécanismes de neutralisation juridiques immuables, visant au repositionnement définitif de l'armée sous l'autorité du politique et du recadrage de son action dans la légalité constitutionnelle des missions traditionnelles qui sont celles des armées républicaines des Etats de droit. Le seul consensus porteur de progrès ne saurait s'éloigner, en ce qu'il est salvateur et salutaire, de la conviction engagée et agissante liée à l'impératif d'extraire le fonctionnement du socle politico-institutionnel de l'hégémonie et de la dépendance des rapports de force interclanistes, et de leur substituer, à l'image des pays de droit, la suprématie de la régulation démocratique dont la cohérence et la complémentarité des rouages constituent la meilleure garantie de la stabilité politique interne et de l'essor économique. L'approche analytique d'un sujet comme celui relatif au poids politique d'une institution systémique, centrale, inspire, généralement un auto-musellement qui ne bénéficie ni à l'intérêt national ni au devoir qui échoit à tous d'être à la hauteur des sacrifices de nos glorieux martyrs. (*) Membre de l'Observatoire Citoyen Algérien (OCA)