Pourquoi ces arrestations sont opérées maintenant et non auparavant ? Si ces hommes d'affaires étaient vraiment corrompus, pourquoi la justice ne s'était-elle pas manifesté avant la date du 28 février, et disons même bien avant cette date ? L'Algérie est en crise. Cette crise politique et sociale, qui se double d'interrogations inquiètes, de peurs et d'angoisses déchirantes, vient d'atteindre son point d'acmé avec les arrestations arbitraires, les auditions et le placement en détention d'hommes d'affaires présumés corrompus, comme Ali Haddad. Les auditions de Issad Rebrab, patron de Cevital, et de l'ex-Ppremier ministre Ahmed Ouyahia ressortent de cet ordre. Les questions qui taraudent l'esprit de beaucoup de nos concitoyens sont celles-ci : qui a ordonné de telles arrestations ? La justice civile ou militaire, et dans les deux cas, ces deux instances se fondent-elles sur quels éléments matériels fiables pour conduire sans jugements ni procès publics des hommes en prison ? Ces arrestations suivies de détention ne sont-elles pas illégales et contraires aux principes qui fondent l'état de droit ? Pourquoi ces arrestations sont opérées maintenant et non auparavant ? Si ces hommes d'affaires étaient vraiment corrompus, pourquoi la justice ne s'était-elle pas manifesté avant la date du 28 février, et disons même bien avant cette date ? Qui plus est, l'ANP est-elle habilitée à ouvrir des dossiers de corruption en plaçant des présumés corrompus civils dans les geôles de "la République" et dont les procès ne relèvent pourtant point de ses prérogatives ? Telles sont, entre autres, les questions que se posent les citoyens et qui reviennent, tel un leitmotiv, dans toutes les conversations aussi bien publiques que confidentielles. Les dangers qui guettent l'Algérie et les moyens de les conjurer Ces hommes arrêtés ou placés en détention ne devraient pas être jugés à la sauvette, en dehors de toutes les règles du droit. Ni humiliés. D'ailleurs la manière peu amène avec laquelle ils ont été arrêtés témoigne du peu de cas fait à la dignité de la personne humaine. Les dangers qui pourraient menacer la cohésion nationale et l'unité territoriale du pays, pourrait tenir justement à la haine, aux ressentiments et aux désirs de revanche qui pourraient alimenter l'imaginaire du camp des vainqueurs du moment. En la circonstance, et afin de garantir la paix, la stabilité et la sécurité pour tous, le vainqueur de l'heure ne devrait-il pas faire preuve de magnanimité à l'égard du vaincu ? L'ANP, dont la raison d'être est de défendre la nation et la souveraineté de l'Etat national, devrait se placer au-dessus de la mêlée. Et ne point se mêler de la justice civile, fusse-t-elle corrompue, mais de la justice militaire et de ceux qui portent de graves entorses à celle-ci. Elle peut, certes, contribuer puissamment à l'assainissement des mœurs politiques, à la consolidation de l'Etat de droit, et à la défense des frontières de la nation contre les convoitises des Etats étrangers, mais elle ne devrait en aucune manière interférer dans les affaires ressortant de la justice civile en s'instituant elle-même en juge civil. La haine, les règlements de compte, l'esprit tribal ou grégaire, les instincts agressifs, et la mauvaise application de la justice sociale et le droit, telles sont les sources des dangers possibles qu'il nous faudrait absolument éviter… La liste à rallonge des "corrompus" et des "corrupteurs" arrêtés, auditionnés et placés en détention La liste des présumés corrompus et "traîtres" s'allonge de jour en jour. Je lis dans la presse le nom des frères Kouninef, celui de l'ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia, de l'ex-ministre des Finance, Mohamed Loukai, de Issad Rebrab et bien d'autres qui ont été soit auditionnés, soit placés en détention ou en fuite, comme le général Chentouf. Cela sans parler d'une autre liste de personnes poursuivies pour avoir comploté contre l'Etat et la nation et dont les noms ne sont pas toujours prononcés. Ainsi le général de corps d'armée, Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense nationale, chef d'état-major de l'Armée nationale populaire, justifie ces arrestations par un complot qui aurait été ourdi par les ennemis du pays. Lors de sa "visite de travail et d'inspection", le 23 avril, à la 1re Région militaire, il dénonce sans les citer nommément les planificateurs de ce complot attentatoire aux intérêts suprêmes du pays : "Face à ces plans, prévient-il, qui tendent à semer les graines de la discorde et de la sédition entre les Algériens et leur armée, l'Armée nationale populaire continue à leur faire face, conformément aux dispositions de la Constitution et des lois républicaines. Ce qui atteste de la réussite des unités de sécurité, en charge du maintien de l'ordre, à déjouer les diverses tentatives visant à semer la terreur et l'anarchie et troubler l'ambiance calme et sereine caractérisant les marches citoyennes. Ceci a été confirmé par l'interpellation, au courant de la fin de la semaine passée, d'individus en possession d'armes à feu, d'armes blanches et de grenades lacrymogènes, ainsi qu'une grande quantité de psychotropes et des moyens de communication." Opération "mains propres" ou règlements de contentieux entre clans antagoniques ? Il est possible qu'il y ait eu des "comploteurs", mais ceux-ci ne tombent pas du ciel. Ils sortent du sérail et ne concernent nullement le peuple qui, justement, n'a cure des querelles intestines internes "au Palais". Ce qui intéresse le peuple au premier chef, c'est la refonte complète de l'Etat et l'établissement d'une justice transparente, neutre et indépendante de l'Exécutif. La justice était et reste encore inféodée au politique, et cette inféodation n'est point de nature à créer un climat de confiance entre gouvernants et gouvernés. L'interférence de l'armée, en cette période de vacance de pouvoir, dans la justice civile, ne favorise pas l'apaisement et risque de donner une image négative de l'armée, qui n'en a vraiment pas besoin en ce moment. Il n'est pas certain que ces poursuites judiciaires ordonnées par elle contre les comploteurs et les présumés corrompus puissent vraiment créer autour d'elle une "union sacrée". Car le peuple n'est pas dupe de ces opérations anti-corruption et sait qu'elles ressortent d'une sorte de diversion politique destinée à gagner du temps. Mais pour le général de corps d'armée, Ahmed Gaïd Salah, la découverte des corrompus et des comploteurs justifient tout à fait à ses yeux le recours à la justice civile et sa mise au service de l'institution militaire dont il est le chef suprême. Le général Gaïd Salah ne dissimule point sa volonté d'asservir cette justice civile à des fins de purge, mais sous le couvert d'une opération "mains propres". Sa déclaration suffit à lever le mystère sur ses intentions et les objectifs poursuivis : "Par ailleurs, déclare le général, j'ai appelé l'appareil de la justice, dans mes interventions précédentes, à accélérer la cadence des poursuites judiciaires concernant les affaires de corruption et de dilapidation des deniers publics et de juger tous ceux qui ont pillé l'argent du peuple. Dans ce contexte, précisément, je valorise la réponse de la justice quant à cet appel qui représente un volet important des revendications légitimes des Algériens. Je rappelle également que le Commandement de l'Armée nationale populaire offre des garanties suffisantes aux services judiciaires pour poursuivre avec détermination et en toute liberté, sans aucune contrainte ni pression, le jugement de ces corrupteurs, ces dispositions permettront ainsi de rassurer le peuple que son argent pillé sera récupéré par la force de la loi et avec la rigueur requise." Plaidoyer en faveur des présumés "corrompus" arrêtés ou détenus Il ressort clairement de ce qui précède que l'objectif de la mise en branle de l'appareil judiciaire avec "la cadence" que l'on on sait contre les "corrompus" et les "corrupteurs" vise, mais avec beaucoup de retard, malheureusement, à "rassurer le peuple que son argent pillé sera récupéré par la force de la loi et avec la rigueur requise". Mais le peuple va-t-il vraiment accorder quelque crédit à cette promesse qui se veut rassurante, alors qu'il sait pertinemment que cette opération faussement apparentée à une "mains propres" n'est rien de moins qu'un simulacre destiné à endormir la vigilance d'un peuple tiré soudain de sa léthargie profonde ? L'honorable institution militaire, qui sait que la corruption, petite et grande, n'est pas limitée à une poignée d'hommes, mais touche quasiment toutes les couches mercantiles de la population, devrait savoir que les poursuites judiciaires engagées contre les Hadad, les Rebrab, les Ouyahia, les Kouninef, les Loukai, etc., sont vaines dans la mesure où elles ne pourront pas réhabiliter notre justice dont l'image à jamais ternie est irréversible. En focalisant l'attention sur ces hommes d'affaires accusés de corruption, notre général, Ahmed Gaïd Salah, passe sous silence les milliers de corrompus incrustés dans toutes les interstices des institutions économiques de l'Etat. S'il fallait assainir la vie sociale et économique du pays de la corruption tentaculaire, il faudrait que ces milliers, voire ces millions de corrompus, soient également arrêtés, auditionnés et placés en détention "provisoire" qui pourrait durer des années sans qu'ils soient jugés… En plaçant ces hommes d'affaires dans les prisons ou en faisant une mauvaise publicité, on court le risque de voir se ralentir l'activité de leurs entreprises créatrices pourtant de richesse et d'emplois. Elles pourraient même fermer leurs portes, ce qui entraîneraient des licenciements et des pertes en termes de production de la richesse. En outre, une telle perspective donnerait au monde extérieur l'image d'un "pays à risque", et donc économiquement peu attrayant pour les investisseurs étrangers en notre pays. C'est pourquoi j'invite les hommes de l'ANP en les conjurant d'adopter, en l'espèce, une posture à la fois neutre et vigilante. L'honneur de l'ANP Pour préserver le crédit et le respect dont elle bénéficie auprès de larges pans du peuple algérien, l'ANP se doit de se raviser en libérant immédiatement ces détenus "corrompus" en attendant que la justice du gouvernement futur, porteur d'un sang neuf, statue de manière équitable sur leur sort. Il y va de son honneur et de son image d'armée du peuple. L'ANP devrait donc, dans l'intérêt général, se dessaisir de ce dossier "explosif", qui n'est pas le sien, et de s'atteler aux tâches urgentes que sont la formation et l'accompagnement d'un gouvernement de transition tel qu'il est réclamé et ardemment désiré par le peuple : un gouvernement dont les membres seront choisis par lui. De son côté le peuple devrait se défausser de l'illusion romantique selon laquelle il pourrait se passer de représentants ou de porte-parole. Les quelque 20 millions de manifestants qui se retrouvent chaque vendredi en vue du changement du "système" ne pourront absolument pas se réunir tous ensemble autour d'une table de négociation face à leurs interlocuteurs qui ne peuvent être que ceux de l'ANP. Les retrouvailles chaque vendredi, sur les places publiques et les boulevards des grandes villes, ne devraient pas s'éterniser, car elles pourraient bien comporter le risque de dérapage qui transformerait la liesse populaire en drame irréparable… A. R. (*) Professeur d'histoire et de sociologie politique, université de M'sila