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"Libérer la création, bannir la censure et briser les tabous"
BElkacem Hadjadj
Publié dans Liberté le 17 - 12 - 2020

Président de l'association des producteurs algériens du cinéma
Liberté : Quelles seront à votre avis les répercussions de la pandémie sur la production ?
Belkacem Hadjadj : Devant la remontée actuelle des contaminations et des décès, devant l'inquiétude, la souffrance et la précarité d'une grande partie de la population, devant la situation de blocage politique actuelle du pays, il peut paraître dérisoire de parler de la production cinématographique. Et pourtant, il faut en parler, d'abord pour évoquer la situation économique des sociétés de production cinématographiques dont la plupart sont au bord de l'asphyxie, ainsi que la situation sociale alarmante des techniciens du cinéma et des artistes (comédiens et autres) de manière générale.
Leur situation, déjà précaire de par l'absence d'un statut particulier les concernant et de par l'indigence de la production artistique et culturelle, s'est aggravée depuis l'arrêt total, pour certains, de leurs activités professionnelles. Et puis, il faut en parler pour ne pas avaliser l'idée que la culture et l'art ne seraient pas des besoins vitaux et prioritaires, idée qui arrange tant de monde !
Les institutions concernées ont-elles tenté de trouver des solutions ? Et de quelle manière devrait intervenir l'Etat pour sauver le cinéma ?
Le cinéma (comme le théâtre par ailleurs) a participé à la lutte de libération nationale à travers le rôle important de communication qu'il a joué pendant les années de feu et a accompagné la construction de la nation dès ses premières années avec des productions qui ont contribué au renforcement de sa reconnaissance à travers le monde (La Bataille d'Alger, Lion d'or au festival de Venise en 1966, Z, oscar du meilleur film étranger aux USA en 1970, Chroniques des années de braises, palme d'or au festival de Cannes). L'Algérie est le seul pays africain et arabe à avoir remporté ces trois grandes distinctions internationales.
Malgré cela, on ne peut malheureusement pas parler, à l'heure actuelle, de "cinéma algérien". Il y a même eu régression par rapport à ces premières années de l'indépendance. Actuellement, il y a des films, oui, mais pas de cinéma. Des films naissent par "césarienne" dans un environnement politique et sociétal hostile, grâce à la passion, au talent et à la ténacité de réalisateurs et de producteurs amoureux et respectueux de cet art. Ce sont d'ailleurs ces films qui arrivent malgré tout à se faire sélectionner dans les grands festivals et qui décrochent parfois des distinctions qui nous font chaud au cœur et qui honorent l'Algérie.
À ce point le cinéma est sinistré !
Nous parlons du "cinéma" d'un pays quand celui-ci atteint une dimension industrielle, quand il investit le champ de la symbolique de la société et en devient une composante culturelle vivante et active. En effet, on peut commencer à parler d'un cinéma algérien quand sa production sera régulière et atteindra un minimum d'une vingtaine de longs métrages et d'une cinquantaine de courts métrages par an. Quand il y aura un minimum de 200 salles de cinéma avec des conditions techniques de projection et des conditions d'accueil alignées sur les standards internationaux.
Quand le cinéma commencera à générer de l'argent et que les sources de financement ne seront plus limitées au seul fonds d'aide de l'Etat. Quand le cinéma sera réintroduit dans les écoles et les lycées pour permettre aux futurs citoyens algériens d'élargir les horizons de leur imaginaire et de leur culture et de développer leur regard et leur sens critique, suscitant par la même occasion des vocations artistiques et professionnelles qui viendront enrichir et renforcer la sphère de la création artistique dans notre pays. Quand à travers nos films et leurs traitements artistico-techniques transparaîtront des signes, des références, des éléments de narration, etc., qui renverront à la matrice artistico-culturelle de notre société.
Que faut-il faire pour atteindre cet objectif ?
Pour cela, il faut une réelle volonté politique qui doit se traduire par une prise en charge multiforme et multisectorielle de la création cinématographi-que ; une volonté politique qui doit se traduire par la libération des énergies de création et d'entrepreneuriat dans ce secteur et la mise en place de mesures d'accompagnement dans ce sens. Sur le plan de la production et de la diffusion, il faudra mettre en place une batterie de mesures pour inciter le capital privé à entrer dans le secteur et lui éviter d'être entièrement dépendant des finances de l'Etat. Il y a en fait un marché potentiel important dans le cinéma et l'audiovisuel en général. Si on permet la liberté d'entreprendre et la liberté de créer, il y a un "gisement énorme de consommateurs" actuellement "branché" sur les chaînes étrangères et les différentes plateformes de diffusion de films à ramener dans le circuit d'une production nationale d'images, libre, inventive, en prise directe avec les réalités, les problèmes et les préoccupations essentielles du pays.
Le public algérien nous a tant de fois surpris par son "patriotisme", son "amour du pays", son "soutien indulgent" envers les productions nationales, pourvu qu'il en sente et reconnaisse l'effort sincère et la saine intention. Pour cela, il faudra bannir la censure tatillonne (qui ne dit pas son nom) et les réflexes archaïques de blocage de diffusion de films et "libérer" les fonctionnaires des institutions livrés à eux-mêmes et servant souvent de "boucs émissaires". Il faudra bannir les "sujets tabous" d'ordre politique ou sociétal. Par ailleurs, il faut mettre fin à cette image qui veut que le cinéma et les cinéastes soient des assistés qui quémandent de l'argent à perte.
À cela s'ajoutent les difficultés économiques et bureaucratiques...
Le cinéma peut et doit devenir rentable économiquement. Prenons comme exemple la simple ouverture du pays aux productions étrangères. La multiplicité, la variété et l'étendue de paysages aussi beaux et étonnants les uns que les autres de notre pays en font un véritable studio de tournage à ciel ouvert. La "virginité" de certains paysages, notamment dans le Grand-Sud, propices au tournage de superproductions recherchant des décors étonnants, surprenants et inattendus sur de grands espaces, est un exemple d'atouts que recèle notre pays pour devenir la destination de ces tournages. Des investissements dans quelques infrastructures de base et quelques équipements conjugués à un assouplissement et des facilitations dans les réglementations d'accueil et de suivi de ces productions les inciteraient sans aucun doute à venir tourner chez nous.
Les retombées positives des tournages de ces superproductions étrangères sont de différents ordres, directs et indirects : un apport évident de devises étrangères ; une dynamisation de l'activité économique des régions où se dérouleraient les tournages par la création d'emplois, le développement et l'intense utilisation des structures d'accueil et des différents services (transport, restauration, etc.) ; la promotion directe et indirecte du tourisme dans ces régions.
Pour le cinéma : le développement des activités secondaires de la production cinématographique (les différents métiers de construction et d'aménagement de décors, de fabrication d'accessoires, d'artisanat et autre) ; le renforcement de la formation et de la professionnalisation de nos techniciens en mettant en place des accords d'intégration de techniciens algériens dans leurs équipes de tournage.
Un programme "d'idées et de propositions de réflexion pour assainir et relancer le cinéma algérien" a été soumis par l'Apac au ministère de la Culture. Avez-vous eu des retours de la part des services concernés ?
Nous n'avons pas eu de réponse à nos propositions. Nous avons eu une séance de travail avec M. le secrétaire d'Etat à l'industrie cinématographique, au cours de laquelle nous avons donné notre avis sur ce qui nous semble devoir être la priorité, c'est-à-dire la mise en place d'un comité interministériel de réflexion et d'action autour du cinéma. Le secrétariat d'Etat à l'industrie cinématographique a mis en place un groupe de réflexion autour des problèmes de cinéma. L'Apac y participe.
Depuis la création de l'Apac, avez-vous réfléchi sur des alternatives pour sortir de ce marasme ? Y a-t-il eu des actions concrètes ?
Dans un premier temps, si la volonté politique exprimée par M. le Président devait se traduire sur le terrain, des mesures concrètes et réalistes pourraient être facilement prises dans un premier temps : l'inscription dans les cahiers de charges des chaînes de télévision de l'obligation de contribuer à la production cinématographique et de l'obligation de diffuser des films algériens ; la création de quatre fonds régionaux de financement de la création (Est, Centre, Ouest et Sud). Chaque fonds regrouperait 12 wilayas qui l'alimenteraient et le géreraient. Le soutien à une production cinématographique serait soumis à la condition de promotion et de mise en valeur de la région sur les plans touristique, économique et culturel et la condition de création d'emplois temporaires durant la production du film. La création de fonds de soutien des grands opérateurs économiques du pays. La réintroduction du cinéma dans les écoles et les lycées. Nous considérerons qu'il y aura une véritable volonté politique de développer ce secteur le jour où un comité interministériel (impliquant la Culture, la Communication, les Finances, l'Intérieur et le Tourisme) sera mis en place.
Pensez-vous que l'institution d'un secrétariat d'état dédié à l'industrie cinématographique pourra sortir le cinéma du tunnel ?
Nous ne pensons pas que les solutions et les mesures radicales nécessaires et obligatoires pour véritablement jeter les bases sérieuses d'une industrie cinématographique puissent être du seul ressort du ministère de la Culture. Pour une première fois, le président de la République annonce dans un discours officiel l'importance de l'existence d'une industrie cinématographique. Espérons que cela soit la traduction de la prise de conscience au sein de la classe politique et dirigeante quant à l'importance stratégique de ce secteur sur le plan économique (directement et indirectement) et surtout sur les plans culturel et politique. Le cinéma, ainsi que les autres secteurs de la Culture, pourvu qu'on les libère sur le plan de la liberté de création et de production, seront là pour accompagner, valoriser et défendre l'image et l'action de "l'Algérie Nouvelle" à l'échelle internationale et pour renforcer la cohésion de la société algérienne. En attendant, l'Apac, dont l'activité est très ralentie actuellement pour raison de Covid-19, s'est fixé des objectifs : inviter et inciter les autres corps de métier du cinéma à s'organiser ; mettre en place des groupes de réflexion autour des problèmes du cinéma (financement, législation, réglementation, formation, etc) ; inciter les universités à réfléchir sur le cinéma ; encourager et aider les étudiants doctorants à faire leurs travaux de recherche autour des problématiques liées aux différents rapports du cinéma et de la société ; obtenir la gestion d'une salle de cinéma à Alger et en faire un pôle de rencontre, de réflexion et d'animation cinématographique avec les professionnels, les cinéphiles et le grand public ; mettre en place des opérations pilotes de réintroduction du cinéma dans les écoles.


Entretien réalisé par : Hana Menasria


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