Des historiens, des militants anticolonialistes et des élus relancent la mobilisation. Ils estiment que les gestes symboliques de la réconciliation mémorielle annoncés par l'Elysée doivent aussi aboutir à des décisions sur la décolonisation de l'espace public. L'historien Olivier Le Cour Grandmaison et M'hamed Kaki, président de l'association Les Oranges, sur la mémoire de l'immigration algérienne en France, ont lancé, il y a quelques jours, une pétition en ligne pour réclamer le déboulonnage des statues du maréchal Bugeaud et le retrait des plaques de rue portant son nom. "Bugeaud, ce sont les enfumages recommandés à ses officiers en des termes très clairs sur le but poursuivi (...) Bugeaud, bourreau des ‘indigènes' algériens qu'il a massacrés, déportés et razziés en détruisant parfois complètement leurs oasis et leurs villages livrés aux flammes", rappelle le texte de la pétition, déjà signée par des centaines de personnes. Sa diffusion devrait appuyer une proposition de Laurence Patrice, adjointe à la mairie de Paris, pour débaptiser l'avenue Bugeaud, située dans le 16e arrondissement de la capitale française. Dans une déclaration au journal Le Monde récemment, l'élue communiste en charge de la mémoire et du monde combattant a indiqué "être favorable à étudier précisément le cas du maréchal Bugeaud". Dans d'autres villes en France, notamment à Marseille et à Périgueux (Sud-Ouest), des élus et des associations militent également pour que l'abominable chef militaire ne soit plus honoré. "Bugeaud est le Hitler de l'Algérie. Il est le précurseur des chambres à gaz, un criminel de guerre", observe M'hamed Kaki, en précisant que le combat en faveur de la disparition du nom du maréchal de l'espace public ne date pas d'aujourd'hui. "Les héritiers de l'immigration coloniale et plus particulièrement algérienne, en France, sont agressés en permanence par la présence de traces de Bugeaud un peu partout, et notamment dans de grandes villes comme Paris", souligne le président de l'association Les Oranges. Outre l'avenue qui porte son nom dans le 16e arrondissement, Bugeaud est célébré grâce à des statues. La première se trouve sur la façade du Musée du Louvre. Le second monument, beaucoup plus imposant, est érigé à Périgueux, où le maréchal possédait un vaste domaine agricole. Depuis le début de la mobilisation aux Etats-Unis et au Royaume-Uni pour le déboulonnage des statues célébrant des esclavagistes notoires, différents groupes se sont organisés pour mener la même opération contre la stèle de Bugeaud à Périgueux. Mais leurs tentatives sont restées vaines en raison des résistances de notabilités locales. À Marseille, des militants décoloniaux font front également pour débaptiser une école maternelle. L'été dernier, ils ont symboliquement recouvert d'un drap blanc des statues de l'époque coloniale qui décorent l'entrée de la gare centrale. Des allégories similaires s'incrustent dans le paysage urbain de plusieurs autres villes françaises. À Paris, la façade du Musée de l'immigration comporte de nombreuses sculptures qui glorifient l'époque des colonies. La présence française en Algérie est célébrée aussi à travers les noms qui ont été donnés aux voies publiques. En 2018, un ouvrage intitulé Le Guide du Paris colonial et des banlieues a recensé des centaines de rues concernées. "Il n'y a pas que Bugeaud. On peut aussi évoquer Gallieni et Faidherbe, célébrés, en leur temps, pour avoir, soi-disant, apporté la civilisation sur des terres sous-développées et barbares. Autour de l'école militaire à Paris, plusieurs rues portent aussi les noms de généraux ayant pris part à des expéditions militaires en Indochine et en Afrique du Nord. Leur rôle durant la Première Guerre mondiale les a élevés au rang de héros, et c'est ce que les gens retiennent", explique Patrick Silberstein, un des deux concepteurs du guide. Son coauteur, Didier Epsztajn, évoque d'autres personnalités considérées comme de grands républicains, mais qui ont participé à la colonisation ou l'ont cautionnée, à l'instar de Léon Gambetta, directeur d'un journal financé par de gros propriétaires terriens en Algérie. "À certains endroits, des rues ont été rebaptisées discrètement. Mais les opérations de ce genre sont encore très rares", fait remarquer l'écrivain. En France, le changement de la dénomination des voies publiques et des établissements scolaires est de la compétence des collectivités territoriales.Très souvent, ces décisions sont motivées politiquement. Après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs arrêtés avaient été notamment pris pour débaptiser des rues portant le nom de collaborateurs du régime nazi. Mais, selon Didier Epsztajn, les non-dits sur la colonisation et les pressions de la droite et de l'extrême droite peuvent encore entraver les propositions similaires concernant des personnages controversés de l'histoire coloniale, comme Bugeaud. Le chef de l'Etat français avait pourtant franchi un grand pas dans la restitution de la vérité, avant son arrivée à l'Elysée en 2017, en évoquant des crimes contre l'humanité en Algérie. "Nous lui demandons aujourd'hui de passer aux actes et de faire disparaître de l'espace public les noms de criminels qui ont semé la terreur pendant la colonisation", réclame M'hamed Kaki. En juin dernier, Emmanuel Macron a clairement dit non, en affirmant que "la République n'effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire".