Qui aurait pu imaginer que l'assassinat raciste de George Floyd à Minneapolis (USA), par un policier blanc filmé en live, allait soulever cette lame de fond planétaire ? Outre le rappel de l'ignominie intrinsèque de l'acte, ce meurtre en direct cristallise et donne davantage de relief à des actions antiracistes et anticolonialistes menées précédemment. Comme quoi, chaque chose a son temps ! En 2017 déjà, des citoyens américains remettaient en cause les statues érigées à la gloire des chefs sudistes, esclavagistes, des Etats confédérés. Et depuis plusieurs années, le navigateur génois Christophe Colomb connaît une métamorphose de son image. Il passe du statut de glorieux découvreur de l'Amérique à celui de génocidaire du peuple amérindien. La vague Floyd a emporté plusieurs de ces statues notamment celles des villes de Boston et de Miami. En Belgique, cette nation au lourd passé colonial, le rôle du roi Léopold II dans les crimes de la colonisation perpétrés par son pays donnent lieu, depuis bien longtemps déjà, à un débat. En Allemagne aussi, depuis quelques années, on débaptise des rues des noms de personnes trop liées au colonialisme. Quoi de nouveau donc ? Eh bien, cette fois, les mouvements se répandent et se répondent quasi instantanément à travers le monde. Le déboulonnage des statues et la débaptisation des noms de rues comme prise de position actuelle par rapport au passé, préconisée par nombre de groupes militants de la mémoire anticolonialiste et antiraciste, par des historiens et des citoyens ne sont pas nouveaux non plus. À la dislocation du bloc communiste, on a assisté, dans un certain nombre de pays, au démontage de statues des pères du communisme, Marx, Lénine, Staline. En Espagne, la municipalité de Madrid a pris la décision, il y a quelques mois, de retirer des plaques commémoratives liées à la gloire de Franco. En France, après la Seconde Guerre mondiale, on a débaptisé les rues Maréchal Pétain et, plus tard, dans des villes communistes passées à droite, on a supprimé les noms de l'Histoire communiste dans l'espace public, comme ceux de Maurice Thorez et, plus récemment, de Georges Marchais. Toujours en France, l'onde de choc George Floyd a provoqué la vandalisation d'une effigie de Charles de Gaulle et la dégradation de l'un de ses bustes. Ella a aussi conduit à s'interroger sur l'opportunité de débaptiser l'avenue Bugeaud à Paris, du nom de ce maréchal français de l'armée coloniale dont les crimes sur les populations civiles en Algérie demeurent dans les mémoires des massacres de masse. Pour rappel, Bugeaud menait, en Algérie, la politique de « la terre brûlée », consistant à détruire les ressources du pays, à mener des razzias, à confisquer le bétail, en, conséquence, à affamer les populations pour mieux les soumettre. Il promut les enfumades, ces premières « chambres à gaz » destinées à tuer par asphyxie les tribus enfermées dans des grottes. Bugeaud est reconnu, y compris par certains généraux de la colonisation, comme un chef d'une guerre d'extermination. Faut-il rappeler que même à son époque, le Parlement s'était interrogé sur ses pratiques ? Ce mouvement de nettoyage des symboles du colonialisme et du racisme pose nécessairement débat car à partir du moment où l'on efface la trace, on efface du même coup la mémoire de l'acte lui-même. La question est alors de savoir comment garder la trace en l'identifiant dans sa nature préjudiciable au combat pour l'émancipation des peuples. Certains préconisent des contre-monuments, notamment en France. Pour faire pièce au sanguinaire Bugeaud, des voix proposent un monument à la mémoire de l'Emir Abdelkader. D'autres recommandent d'afficher à côté des noms incriminés des panneaux portant la liste des méfaits commis. D'autres encore proposent qu'on regroupe les statues et les monuments litigieux dans des musées à but pédagogique. Mais la solution la plus originale est sans doute celle choisie au Paraguay où la statue du dictateur Stroessner a été écrasée pour former un bloc d'où émergent un visage et des mains, puis de l'ériger sur la place des disparus dans la capitale Asunción. À l'indépendance, l'Algérie a aussi ressenti le besoin légitime de troquer les noms des rues hérités de la colonisation contre ceux des héros de l'Histoire algérienne. Ce recouvrement de son identité par la célébration de ses libérateurs fait partie de la libération. Mais comme le paradoxe est inattendu, c'est en Belgique, confrontée à son passé colonial, que l'on vient de baptiser une rue du nom de la combattante anticolonialiste Fatma N'Soumer, et non en Algérie, son pays. Bien entendu, la discussion ne devrait pas se résumer à ce seul dilemme, détruire ou conserver. La voie la plus féconde serait un débat citoyen qui puisse, au-delà des termes de l'alternative, ressouder les groupes de mémoire antagonistes autour de ces questions. Ce qui est frappant dans cette situation, c'est que les jeunes qui expriment leur indignation par rapport au maintien des symboles du racisme et du colonialisme ignorent tout, ou presque, de ces phénomènes historiques et de leur contexte, ce qui interroge sur l'enseignement de l'Histoire. A. M. P. S. : des lecteurs nous ont fait remarquer que dans la chronique de la semaine dernière où l'on causait de Malek Alloula, nous avons omis de préciser le nom de l'éditeur de son ouvrage posthume. Réparation : Malek Alloula, L'Ecriveur, édition Rhubarbe (Auxerre, France). Occasion pour signaler son dernier recueil de poèmes paru à titre posthume en 2015, Dans tout ce blanc, écrits de Berlin, édition Rhubarbe.