Notre reporter est arrivé en Irak le vendredi 4 avril. Il y a passé six jours, dont cinq à Bagdad et une nuit à Mossoul. Mustapha Benfodil a ainsi vécu de très près les tout derniers jours du régime de Saddam. Dans la série de reportages que nous publions cette semaine, il livre l'état général de ce pays meurtri, l'état d'esprit des citoyens et officiels irakiens. L'on pourra ainsi voir comment ce peuple martyrisé, ce peuple courageux affrontait, tout à la fois, la terreur du régime et le déluge de bombes, qui arrosait, nuit et jour, sans discontinuer, les villes irakiennes. De Damas à Mossoul, récit d'un voyage-gageure... Nous passerons près de cinq heures entières au poste frontalier irakien d'Al Walid. Nous subissons deux contrôles préliminaires, dans des guérites situées entre les barrières des deux pays, avant d'arriver au bâtiment abritant la police des frontières irakiennes. Plusieurs autobus nous avaient dévancés, ce qui explique la lenteur des formalités. D'abord, nous devions justifier notre entrée en territoire irakien, d'autant plus, encore une fois, qu'il nous semblait que notre qualité de journaliste nous compliquait les choses davantage qu'elle ne les facilitait. Ici, si vous n'êtes pas Irakien, alors, vous êtes forcément soit un espion, soit un kamikaze. Les seuls étrangers qu'on laisse entrer doivent être, ou bien des combattants volontaires, ou bien des “boucliers humains”. Les journalistes sont des inclassables. Ils suscitent tout de suite la suspicion, même en se prévalant de la oiseuse “fraternité-arabe”. Quand, enfin, nos passeports sont estampillés, nous pensions que nous en étions quitte pour le restant de notre long trajet. Que nenni ! Voilà, en effet, un fonctionnaire de la douane irakienne (ou plutôt ce qui en reste) qui somme le transporteur de faire descendre tous les bagages. La plupart des effets se trouvant entassés sur le toit du bus, à un moment donné, le douanier irakien monte lui-même fouiller les bagages. Et là, nous assistons à des scènes d'un niveau élevé de stupidité. S'arrogeant des pouvoirs de police, l'officier zélateur ne se contente pas de faire l'inventaire des marchandises susceptibles d'être soummises à une taxe. Il fouille systématiquement tout ce qui lui tombe sous la main. Atteint du syndrome de l'”espionnite”, il saisit un paquet de lettres transmises par des Irakiens vivant en Syrie à leurs familles et les lit une par une, sans la moindre délicatesse, sous le regard médusé de la foule qui se trouve en bas du bus. Nous suivons ce triste spectacle d'un regard impuissant, contenant difficilement notre indignation. Toutes les douanes du monde Poursuivant ses perquisitions policières, l'homme lit tranquillement bas les courriers qu'il trouve comme s'il cherchait quelque message codé que la CIA ou le Mossad israélien voulaient faire passer à leurs relais, moyennant un jeune quidam qui ne paye pas de mine. Une fois rassuré que ces lettres étaient tout à fait conformes à la charte de Baâth et l'obligation de réserve, le douanier les jette sans état d'âme, avant de balancer les bagages à terre sans le moindre égard pour les voyageurs. Au passage, il croit avoir intercepté un lot coupable de téléphones portables. A son grand dépit, il s'avérera que ce n'étaient que des gadgets. il faut savoir que Saddam a interdit les paraboles et les portables, considérés comme des instruments d'intelligence avec l'ennemi. A présent, l'homme va nous fouiller un à un. Il s'arrête devant une jeune fille en jeans serré, la tête couverte d'un voile noir. Il passe au crible son sac à main et jusqu'à son porte-monnaie. Dans le sac de sa sœur, il croit — suprême vigilance — avoir mis la main sur des enregistrements compromettants; Ce ne sont que des cassettes de musique, hélas! Le voici scrutant leurs jaquettes avec l'air de se demander si d'aventure, ces bandes magnétiques ne contenaient pas, à défaut sinon des messages ennemis, à tout le moins quelques mots de musique antinationales. Devant ce sinistre spectacle, Hassan Zerrouky sort de ses gonds, lui qui traînait avec lui un ordinateur portable, un téléphone cellulaire et un appareil photo. Une station mobile d'espionnage à lui tout seul, aurait dit le douanier plénipotentiaire. Finalement, l'ordinateur de notre confrère passe inaperçu (il l'avait laissé dans le bus), le douanier lui saisit, en revanche, l'appareil photo. Il finit par rassurer notre ami Hassan : “C'est juste, pour prendre les références de l'appareil”, dit-il. Cette perquisition à la soviétique nous aura fait perdre trois heures de temps. Si elle nous donne d'emblée une idée de la nature fondamentalement stalinienne du régime de terreur instauré par Saddam, elle n'a pas manqué de nous faire sourire tant le paradoxe est ahurissant : le pouvoir central tombe en ruines à Bagdad et voilà une administration de police des frontières et des services des douanes qui continuent à fonctionner le plus normalement du monde ! Nous n'en sommes pas au bout de nos peines quand, vers 7h, nous avons enfin eu le feu vert pour passer, voilà que notre vieux car, tombe en panne. Il ne sera pas remis sur pied avant 9h. Il nous reste 600 km à franchir et nous avons de sérieux doutes quant à la fiabilité du tas de ferraille qui nous sert de transport. Sous les portraits de Saddam D'entrée, les portraits de Saddam nous souhaitent la bienvenue avec un florilège de slogans à la gloire du seigneur de Bagdad. Il fait beau et il fait bon au matin de ce vendredi 4 avril. L'excitation d'être enfin en sol irakien nous fait oublier les incommodités du voyage, les tracasseries du douanier plénipotentiaire et la peur de l'inconnu. La route asphaltée s'annonce paisible de prime abord. A peine les premiers kilomètres parcourus que le pays se découvre à nous dans toute sa nudité. C'est le mot, pour la simple raison qu'il n'y a rien à voir. Pas une maison, pas un arbre, pas même une touffe d'herbe. que du plat à perte de vue et une immensité désertique. Les volontaires qui sont du voyage se murmurent de nouveau ! Prières, nous sommes désormais dans la zone des opérations. A n'importe quel moment, un missile stupide ou “intelligent” peut nous tomber dessus comme cela est arrivé pour certain cars transportant les combattants arabes, sur cette même route. Les premiers cent kilomètres se passent sans encombre. Il est maintenant 10h15. Nous sommes à 480 km à l'ouest de Bagdad. Une première image-choc jette l'effroi parmi les voyageurs à la vue d'une voiture carbonisée. C'est la toute première trace vivante ou plutôt “fumante” de la guerre. Désormais, plus on avance, plus l'immense autoroute droite et déserte s'annonce périlleuse. Il n'y a que nous sur la route. Pas même l'ombre d'une bête. A mesure que l'on dévale les kilomètres, la route est défoncée, le bitume se détache de la chaussée, trahissant des frappes récentes. Il est 10h35, nous sommes à 420 km de Bagdad. Nous venons de passer devant un immense cratère laissé par un missile américain. A côté, la carcasse d'un camion calciné, à quelques kilomètres plus loin, on peut voir deux blindés irakiens abandonnés sur le bas-côté, avec des automitrailleuses. Jusqu'à 11 h, les voitures calcinées se succèdent et sont de plus en plus proches, des véhicules civils pour la plupart. Nous avons dénombré quelque six véhicules sur 20 km. Nous sommes à 380 km de Bagdad. Nous sommes terrifiés par la vue d'un bus complètement bombardé. Les jeunes qui étaient avec nous ont reconnu sans peine un bus syrien qui revenait de Bagdad quelques jours auparavant. Il roulait de nuit. Les hélicos américains ont ouvert le feu , bilan : 7 morts et 13 blessés. Au-dessous du bus, on peut voir un pont complètement détruit. Une femme murmure des prières. Des cratères parsèment la route, des chars militaires sont abandonnés un peu plus loin, touchés par l'aviation américaine. Nous avançons doucement au milieu de ce paysage apocalyptique. La route est de moins en moins praticable tant elle est envahie par les carcasses des voitures, des blindés, des pneus volés en éclat et des gravats, 350 km avant Bagdad. Nous apercevons au loin le premier barrage US. “Ralentis, ralentis, roule doucement” crient des voix. Tout le monde se braque. Les jeunes volontaires retiennent leur souffle. Une dizaine de jeeps américaines surgissent de partout. Des soldats marines harnachés comme des “Rambolets”, le doigt sur la gâchette, nous signalent d'avancer. Sayf fait un signe à l'un d'eux qui lui répond d'un regard sévère, prêt à ouvrir le feu à la moindre incivilité. Passé le barrage, les volontaires reprennent leur souffle et récitent encore des prières. Tout au long du trajet, reviennent les mêmes images ; les rares véhicules qui passent sont des 4x4 avec un signe particulier. Tous portent en caractère géants les lettres “TV”, ce qui signifie évidemment : “Ne tirez pas, nous sommes des équipes de télévision”, ce qui est rarement le cas. Ce sont de simples particuliers. Tranchant avec ces signes macabres, on peut voir des bergers tout à fait tranquilles faire paître des centaines, voire des milliers de têtes de moutons. On peut apercevoir aussi des camions de marchandises arborant le drapeau blanc. A 260 km de Bagdad, on tombe sur un petit hameau avec des bâtisses rasées de la carte. On y trouve la première station-service de tout le trajet mais elle est impraticable. Il faudra rouler encore une centaine de kilomètres pour faire le plein. Il est 14h passées. Nous sommes à 110 km de Bagdad. Enfin un brin de verdure, des palmiers apparaissent çà et là au bord d'un fleuve, c'est le fameux Tigre. Une ville apparaît. Elle s'appelle Aramadi. Une colonne de fumée noire s'échappe de ses faubourgs. “Ils ont bombardé ici”, affirme un habitant de la ville. Nous roulons encore à une cadence moyenne. Le chauffeur se veut prudent. La moindre brusquerie peut nous coûter cher. Nous arrivons dans une banlieue située à une trentaine de kilomètres de Bagdad. Son nom : Abu Ghrib. Premier barrage irakien : tous miliciens du parti baâth, armés de simples kalachnikovs, n'ayant ni char ni blindé. Ils nous somment de nous arrêter. Ils nous déconseillent vivement de continuer. “Les Américains sont devant ! Les Américains sont devant !”, nous crie un témoin, seuls les Irakiens peuvent rester. Les combattants arabes sont priés de descendre et de prendre un chemin de traverse pour éviter le barrage. Quant à nous, on nous demande de descendre au début, puis, réflexion faite, on nous dit que, nous pourrions toujours faire valoir notre “immunité journalistique.” Les femmes et les enfants sont priés de se mettre devant et, en avant !… L'autoroute est à présent entièrement déserte. Toutes les voitures prennent une bretelle qui aboutit à la vieille route. Le chauffeur de l'autobus décide de poursuivre sa route. Nous étions impatients de voir la tête de ces Américains qui étaient ainsi aux portes de Bagdad. La plaine du Tigre Après avoir roulé quelque cinq kilomètres, des militaires irakiens postés au bord de la route, derrière des engins blindés, nous intiment l'ordre de faire demi-tour et de prendre la vieille route. Cette fois, le chauffeur s'exécute. Nous prenons ainsi un long détour qui nous fait entrer dans les petites bourgades perdues de la campagne. Nous traversons toute l'immense plaine qui entoure le Tigre, et dont la prospérité et l'exubérance jurent avec l'aridité des 500 km de désert que nous avions franchis. Une succession d'oasis et de palmeraies s'offre au regard, ainsi que des champs de blé et autres vergers où l'on peut voir des agriculteurs vaquer à leur tâche comme si de rien n'était. On peut admirer aussi le spectacle de villageois rassemblés autour d'un thé, le fusil en bandoulière, et devisant avec gaieté. La majesté du Tigre, ajoutée à la beauté de ces oasis, se trouvent rehaussée par la vue d'un sublime monument babylonien dressé au beau milieu de la plaine. Voilà l'Irak millénaire, l'Irak éternel que les avions Apaches et autres missiles Tomahawks veulent réduire en poussière… Où que se porte notre regard, des pièces d'artillerie, des blindés, des chars, des mortiers, des FM et autres bazookas se montrent à nous. Dans chaque maison, sous chaque pierre, dans chaque besace, une kalachnikov. Toute la paysannerie irakienne est armée. Nous sommes d'ailleurs surpris de voir que tous ces villageois habillés à l'ancienne et qui étaient sur le pied de guerre, n'étaient nullement encadrés par l'armée irakienne. Pas la moindre trace de la redoutable et légendaire garde républicaine. L'état du matériel militaire disséminé à travers toute la plaine nous conforte dans l'idée que l'armée fort vantée qui s'apprête à repousser les assauts des tanks Abrahms est une armée tristement “folklorique”. Il n'y a qu'à voir la vétusté de ces T55 de l'époque soviétique, complètement couverts de boue, dont la carcasse est dépareillée, ou encore ces pièces d'artillerie rudimentaires… ? Ce qui nous choque davantage, c'est que tout cet impressionnant matériel militaire déployé est à l'état de total abandon, signe d'une désorganisation criarde. Les villageois attendent et appellent manifestement de tous leurs vœux des combats d'”homme à homme”, un combat que ne leur offriront pas les Américains. Ceux-ci ont déjà le contrôle d'Abou Ghrib et de Zaâfarania, à l'Ouest. Leur colonne s'apprête bientôt à faire une incursion à l'aéroport international Saddam-Hussein. Il est 19h. Après un détour d'une cinquantaine de kilomètres, nous arrivons enfin au centre de Bagdad. En nous approchant de la capitale irakienne, une épaisse fumée noire nous accueille, et une odeur âcre nous brûle les narines. Ce n'est pas de la poudre. C'est du pétrole en feu, déversé dans des tranchées creusées tout autour de la ville pour brouiller les radars des missiles américains. A peine descendus du bus qu'une salve de tirs de la DCA irakienne fait trembler Bagdad. Dans le ciel, les obus volent très haut dans l'espoir d'intercepter quelque missile ennemi. Vu les circonstances, nous ne pouvions que le prendre comme un feu d'artifice en guise de bienvenue. Les volontaires qui étaient du voyage, courent gagner l'hôtel A. Sadeere où ils sont hébergés. Quant à nous, nous devons trouver un taxi pour nous déposer au Centre international de presse, à l'hôtel Palestine. M. B.