Après la mort d'Euldj-Ali, qui s'était montré toute sa vie ennemi déclaré de l'Espagne, les tentatives d'accommodement, que celle-ci faisait près de la Porte rencontrèrent au grand divan plus de faveur que par le passé ; en même temps, les relations amicales avec la France se refroidissaient ; MM. de Germigny et de Lancosme, penchant vers les idées de la Ligue, décriaient l'alliance turque, que les d'Aramont et les Noailles avaient si soigneusement entretenue. La réunion des Etats barbaresques en un seul faisceau ne parut donc plus avoir sa raison d'être ; les grands vizirs craignirent même qu'elle ne fît courir un jour des dangers à l'unité de l'empire ottoman, et il fut résolu dès lors que les pachaliks d'Alger, de Tunis et de Tripoli seraient indépendants les uns des autres, et administrés, comme les autres provinces, par des gouverneurs nommés pour trois ans. Se méprenant étrangement sur la différence des situations, le grand divan ne vit pas que ce qui était facile en Turquie d'Europe et en Asie Mineure allait devenir impossible à Alger. En effet, là où les pachas n'avaient qu'à commander à des raïes soumis ou à de paisibles populations, ils ne disposaient que de forces insignifiantes, et se seraient bien gardés de se révolter contre le sultan, ou seulement de lui désobéir ; leurs soldats pensaient de même, et les ordres venus de Constantinople étaient sacrés pour tous. Le régime des pachas triennaux instauré en 1588, allait durer jusqu'en 1659. Disons tout de suite qu'il devait produire des effets inverses de ceux souhaités. Loin de favoriser le rattachement de l'Algérie à l'Empire ottoman, il allait confirmer sa relative indépendance. En effet, l'avènement des pachas marque le début de la primauté politique de l'Odjaq. Aucun pacha ne pourra véritablement gouverner s'il n'est pas investi de la confiance des janissaires. Cette confiance ne lui sera maintenue que dans la mesure où les actes du pacha vont dans le sens de l'intérêt de l'Odjaq. Les nombreuses révoltes qui jalonnent cette période montrent à quel point les janissaires sont jaloux de leur indépendance. Un seul pacha, Khider, eut le courage de s'opposer à l'odjaq dont il ordonna le massacre en 1596, mais il ne sut pas profiter de son avantage. Néanmoins, durant cette année de troubles, apparaissent les structures définitives de la Régence d'Alger. Le pacha, désigné par le Sultan, ne détient que des prérogatives honorifiques : « un palais, une garde, des chaouchs, la place de l'honneur dans les cérémonies publiques.». Il avait également le droit de rendre la justice aux habitants de la ville, et de nommer diverses charges. Si tous les actes officiels sont revêtus de son sceau, ils émanent en réalité du Divan, ainsi qu'il ressort du préambule des textes : «Nous Pacha et Divan de l'Invincible Milice d'Alger.». Le Divan est composé des officiers de l'Odjaq. Il se réunit quatre fois par semaine pour délibérer sur les affaires de la régence ; une séance particulière (celle du samedi) est consacrée aux affaires extérieures. Les décisions sont prises souverainement par acclamation ; le Divan se soucie rarement de savoir si elles sont conformes aux vœux du Sultan. Lorsque le sultan essaye de faire respecter sa politique, ses émissaires sont souvent insultés et parfois même menacés de mort, ce sera le cas, en particulier, du capidji Mustapha Agha, au début du XVIIe siècle. Toujours durant cette période apparaissent les principaux clivages sociaux. L'élément turc – ce terme devant être pris au sens large – se scinde en trois catégories : l'Odjaq, la Taïfades raïs, les Couloughlis. L'Odjaq reste composé de miliciens turcs recrutés avec la permission du sultan, dans les diverses parties de l'Empire ottoman. Le nombre des yoldachs varia sensiblement ; en 1634, il est évalué à 22 000. Le plus souvent, au dire des observateurs européens assez hostiles à la Régence, ils provenaient «des classes les plus pauvres et les plus suspectes de la population» ; attirés par la perspective d'édifier une fortune rapide, ils se montrent turbulents, grossiers pillards et indisciplinés ; obligation leur était faite de rester célibataires ; en cas de mariage, ils se trouvaient cartés de certaines charges et fonctions. La Taïfa des raïs connaît ses plus belles heures de gloire. La course est alors à son apogée. L'économie d'Alger est subordonnée au produit des expéditions entreprises par les corsaires. L'esclavage devient une pratique permanente. Les captifs tantôt seront employés à des besognes diverses par le pacha et de simples particuliers, tantôt serviront de monnaie d'échange, pour obtenir la libération d'équipages turcs capturés, ou même, plus simplement, seront libérés contre paiement d'une rançon. Sur le plan politique, la Taïfa des raïs semble s'être désintéressée du gouvernement de la Régence. Les profits de la course l'attirent d'avantage. Néanmoins, elle représente toujours une puissance considérable, et chaque fois qu'elle est amenée à intervenir, la balance penche de son côté. On peut noter cependant que ses rapports avec la Sublime Porte tendent à s'aigrir, et à partir de 1638, à la suite de la défaite navale de Velone qui avait vu la destruction d'une partie de la flotte algérienne, la Taïfa des raïs décide de ne plus participer aux opérations engagées par le sultan. Les Couloughlis, on désigne par ce terme les fils de turcs pariés à des femmes maures (si la femme est chrétienne, en général, une esclave, lenfant est considéré comme Turc naturel). Les couloughlis, nombreux à Alger, sont tenus en haute suspicion par les janissaires qui craignent de les voir épouser les intérêts de leur belle-famille. S'ils peuvent faire partie de la milice, en revanche, ils sont écartés de toutes les charges publiques en vertu d'une décision apocryphe attribuée par Aroudj, et qui, en réalité, a dû être prise lors de la constitution du Divan. Tenus pour des parents pauvres par les turcs naturels, les Couloughlis se révoltèrent à plusieurs reprises. En 1596, ils soutiennent Khider dans sa tentative pour abattre la milice ; mais en 1610 et en 1633 leurs révoltes sont impitoyablement réprimées ; les survivants abandonnèrent la ville et se réfugièrent en Kabylie où ils fondèrent la tribu des Zouathna. Le reste de la population est constitué de maures, chrétiens et juifs, dont la principale fonction aux yeux des turcs est de payer les impôts. Nous envisagerons plus en détail les statuts de ces catégories sociales en étudiant le gouvernement des Deys. Les derniers pachas ne cherchent même plus à gouverner, totalement dominés par l'Oldjaq et surtout par le Divan, ils s'efforcent de survivre. En 1659, une nouvelle révolte éclate. Lorsque l'émeute s'apaise, le Divan se réunit et proclame la déchéance politique des pachas. Alors, commence l'ère des aghas qui ne devait durer que douze ans. Les aghas : Le renversement des pachas marque l'apogée de l'Oldjaq. La régence se transforme en une sorte de «République Militaire». Mais il ne faut pas se laisser abuser, Alger va vivre dans l'anarchie. Lorsque le Divan se réunit en 1659 pour se prononcer sur le gouvernement futur, il est décidé que les affaires de la Régence seront réglées par le seul Divan. Ce dernier sera présidé par l'agha de la milice. Cette charge en principe ne dure que deux mois, ou plus exactement, deux lunes, d'où le nom de son titulaire : l'Agha des deux lunes : Iki Aï Aghassi. Les pachas qui continueront à être nommés par le sultan, auront droit aux honneurs mais ne devront plus se mêler de politique. Disons tout de suite qu'aucune de ces règles «constitutionnelles» ne fut respectée. De 1659 à 1671, quatre aghas seulement président le Divan. L'assassinat politique paraît alors comme le seul mode possible de destitution. Il en sera de même sous le régime des Deys. Lassée par cette instabilité politique qui nuisait à ses intérêts, la Taïfades raïs devait y mettre un terme en 1671. A la faveur d'une nouvelle émeute, le régime des aghas est renversé et l'on entre dans la dernière phase, celle des Deys. En conclusion à ce bref rappel historique, on peut dire que les liens tissés entre les forces politiques turques de la Régence et la Sublime Porte, vont en se relâchant avec le temps. Le Divan de l'Odjaq demeure tributaire de Constantinople qui peut lui refuser de lever des troupes nouvelles sur son territoire. Par ailleurs, le sultan préfère maintenir les liens, même théoriques, avec un pays qui, en droit, relève de son autorité. Rompre serait reconnaître son impuissance. Mais pour ce qui nous intéresse ici, l'évolution des institutions, notons qu'elles s'élaborent progressivement au gré des nécessités. Simple compagnonnage à l'origine, le gouvernement se mue en une oligarchie militaire. C'est l'armée, la milice, qui doit faire face aux tâches de l'administration en secrétant les institutions dont elle a besoin pour cet effet. Souvent elle sera conduite à s'appuyer sur l'organisation indigène, en la contrôlant ou en s'efforçant de la remodeler.