Ce triste personnage m'évoque la célèbre formule de Brecht : « Il est toujours fécond le ventre qui enfanta la bête immonde ». Zemmour a quelque chose de monstrueux, entre Nosferatu le Vampire, Goebbels le ministre de la propagande nazi, Gargamel le sorcier ennemi juré des Schtroumpfs et le Golem de la légende juive, qui finit par se retourner contre son créateur. Dans une France en proie aux premières rigueurs hivernales, aux nouveaux assauts du coronavirus, mais aussi à la surenchère droitière du débat public, qui peine à se projeter vers le printemps 2022, ou alors seulement pour savoir à quelle sauce elle sera mangée, tant sur le plan sanitaire, économique qu'électoral, l'analyse d'un sociologue de renom s'imposait en cette fin d'année de tous les dangers. Professeur de sociologie, directeur adjoint du Centre Max Weber, un prestigieux laboratoire de sociologie généraliste à Lyon et Saint-Etienne, co-auteur d'une vingtaine d'ouvrages – notamment « Familles de l'intégration» (Ed. Stock 1999), « Les Mondes de l'ethnicité» (Ed. Balland 2003), « Le Grand Repli » (Ed. La Découverte 2015), et « De Tokyo à Kinshasa » (Ed. L'Harmattan 2021) – Ahmed Boubeker a accepté de répondre aux questions d'Oumma. A l'approche de l'élection présidentielle, les 10 et 24 avril 2022, comment analysez-vous la candidature du polémiste Eric Zemmour et l'impact de son discours, notamment de sa théorie du « grand remplacement », sur l'opinion publique ? Ce triste personnage m'évoque la célèbre formule de Brecht : « Il est toujours fécond le ventre qui enfanta la bête immonde ». Zemmour a quelque chose de monstrueux, entre Nosferatu le Vampire, Goebbels le ministre de la propagande nazi, Gargamel le sorcier ennemi juré des Schtroumpfs et le Golem de la légende juive, cette créature de terre glaise, animée par la magie des mots, qui finit par se retourner contre son créateur. Car ce pseudo intello médiatique (historien autoproclamé) n'a jamais rien fait d'autre qu'agiter les formules toutes faites, qui enferment l'immigration postcoloniale dans le carcan des préjugés et le piège des mots. Des mots qui dénoncent à la vindicte publique sans autre forme de procès. Des mots d'apprentis sorciers qui appellent à l'existence les phénomènes qu'ils évoquent. Des mots qui sont aussi des « mots d'Etat », comme disait le sociologue Abdelmalek Sayad : car il ne faudrait pas oublier que ces coulées verbales participent des « catégories nationales » d'un entendement politique qui prétend à l'universel, mais qui a toujours ostracisé les minorités. D'ailleurs, ô combien de Présidents de la République a-t-on entendu parler de « racailles », « d'odeur des immigrés » ou plus sournoisement de « seuil de tolérance », ou encore de « déchéance de nationalité » ! La magie du verbe permet toujours d'imposer une certaine vision du monde social, ou plus précisément une division entre ceux qui auraient le plein droit de faire partie de notre communauté politique et les autres. « Immigré » est le nom générique de ces laissés-pour-compte aux frontières de l'identité nationale. Alors, bien entendu, on ne peut que s'alarmer de l'impact du discours de Zemmour sur l'opinion publique, et notamment de cette ineptie du « grand remplacement », mais j'insiste sur le fait que c'est l'Etat et non pas la société française qui porte la responsabilité de cette dérive. Zemmour est un enragé du républicanisme, un enfant de l'Etat qui surfe sur les contradictions de notre modèle d'intégration, et qui s'est d'autant plus radicalisé qu'il est lui-même issu de la diversité. Zemmour, je le rappelle, ça veut dire olive en Berbère, et si ce fruit symbolise la paix, il a un goût des plus amers avant d'être confit. Et c'est franchement une confiture qui pue la moisissure que cette mixture de zouaves, identitaires, lepénistes dissidents et autres illuminés du Puy du fou qui se retrouvent dans la génération Z et les soutiens du polémiste, sauveur de la vieille France des « chevaliers et des gentes dames ». Dans cette droite ligne, diriez-vous que la France s'enfonce chaque jour davantage dans l'autoritarisme, voire vers une extrême droitisation ? Quels en sont les principaux facteurs? Macron est un autre président des riches après Sarkozy. Les Gilets jaunes en ont fait la triste expérience. Et le président a beau verser des larmes de crocodile sur une France invisible, victime de la désindustrialisation, d'un sentiment d'injustice et de trahison démocratique, il n'empêche que les Gilets jaunes ont été marqués dans leur chair par la dérive sécuritaire et le « monopole de la violence légitime » – pour reprendre la formule de Max Weber – qui, jusqu'alors, ne s'exerçait qu'à l'encontre des banlieues. Il y a incontestablement un devenir minoritaire qui gagne du terrain dans l'hexagone, et qui fait que beaucoup de Français se sentent étrangers dans leur propre pays, sans toujours accuser les immigrés qui servent de boucs émissaires faciles. Faut-il pour autant y voir une dérive autoritaire du capitalisme qui renouerait avec un certain totalitarisme ou lorgnerait avec envie vers le modèle de croissance chinois ? Je dirais plutôt que le triomphe du néolibéralisme depuis les années Reagan-Thatcher a signé la défaite du politique et instauré un nouveau mode de gouvernance, sur les décombres de la démocratie des droits de l'homme et du citoyen. Celle-ci, bien sûr, n'a jamais vraiment existé, mais elle était au moins un principe politique qui guidait les aspirations des peuples vers l'autonomie et l'autodétermination du Sujet. Notre liberté postmoderne n'est-elle pas sous contrôle des « big datas », qui s'agrègent en profilages au gré des algorithmes qui sélectionnent les informations que nous consultons, pour renvoyer à chacun des images de lui-même et du monde dans une sorte de miroir magique ? Cette dérive du flicage panoptique, sous l'œil d'un Big Brother numérique, se complait très bien dans les réseaux sociaux et l'extrême droitisation du débat public. Elle se nourrit de nos dénis, de nos replis et de nos petites peurs. Elle invente de nouveaux monstres comme des cauchemars qui s'évertuent à devenir vrais et à s'incarner ! Peut-on craindre que l'islamophobie atteigne son paroxysme en 2022, et que la construction d'un « problème musulman » soit instrumentalisée outrancièrement ? Votre question m'évoque le propos en préambule du film « La haine » de Mathieu Kassovitz : « C'est l'histoire d'un homme qui tombe d'un immeuble de 50 étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer : Jusqu'ici tout va bien... » On peut toujours présager pire que l'actualité, en effet, même si dans une démocratie comme la nôtre, on a du mal à imaginer pire que les récents amalgames entre Islam et terrorisme, pire que l'éternel rengaine sur le voile, pire que la polémique sur l'islamo-gauchisme légitimée par les Ministres de l'Education nationale et de l'enseignement supérieur, ainsi que par des intellectuels médiatiques comme Finkielkraut. Et vous avez raison de parler de la « construction d'un problème musulman », car si les musulmans ont effectivement des tas de problèmes très concrets (la précarité de l'islam de France n'étant pas le moindre...), leur principal problème, c'est précisément d'être perçus comme un problème. Le monde entier – qui n'est pas islamophile, loin s'en faut ! – s'étonne de la virulence du débat public français sur l'islam depuis plus de 20 ans. Ce n'est d'ailleurs même pas un débat, vu que l'opinion des musulmans n'a que très peu d'écho. Un triste monologue plutôt, qui dit les obsessions de certaines élites politico-intello-médiatiques et qui flatte les petites peurs de la société française. Mais cette montée de l'islamophobie apparaît aussi comme un psychodrame qui fait tomber les masques. Car c'est non seulement le déni du fait musulman en France – l'Islam n'est-il pas la seconde religion de l'hexagone ? – qui est en cause, mais c'est aussi la présence de plus en plus visible des héritiers de l'immigration postcoloniale qui n'acceptent plus de raser les murs de la société française. Il ne s'agit pas de « grand remplacement », mais tout simplement d'une revendication légitime de l'égalité des droits face à l'épreuve des discriminations. Reste que le plus grave aujourd'hui, c'est que le droit est lui-même instrumentalisé pour construire le « problème musulman ». Ainsi, la loi controversée sur le « séparatisme » a été adoptée par le Parlement, le 23 juillet 2021, et les défenseurs des libertés publiques ont aussitôt dénoncé un dévoiement de la loi de 1905 sur la laïcité. La construction publique du « problème musulman » prend ainsi un nouveau tournant avec l'idée folle de sa fabrique par le droit ! Il s'agirait ainsi de sanctionner, par la loi, une situation de fait : la citoyenneté de seconde zone de nationaux qui ne sont pas des Français comme les autres. Qui ne voit pas dans cette dérive la reconstruction postcoloniale de l'étranger ? Même Le Pen père n'en aurait pas espéré autant dans ses rêves les plus fous.