Un premier bilan rapide de la visite du Président Emmanuel Macron est que, objectivement, des efforts ont été fait et par-dessus tout, il y a, exception faite pour le septennat de Jacques Chirac, une volonté d'avancer, sauf que les fondamentaux du contentieux mémoriel demandent à être éclaircis. On peut comprendre que chaque pays défende ses intérêts, mais nous n'avons pas perçu de rupture franche. En 1942, plus d'un siècle après, on dénombrait 70 avocats, 41 médecins, 22 pharmaciens, 9 chirurgiens dentistes, 3 ingénieurs, 10 professeurs de l'enseignement secondaire. Selon les statistiques de 1950, on ne comptait encore que 75 médecins musulmans (pour 1400 médecins européens), 36 pharmaciens (pour 432), 11 chirurgiens dentistes (pour 478 ). Une bonne partie des étudiants désertant les amphis est montée au maquis. Voilà la formation de cadres en 132 ans. « Dette » concernant la responsabilité dans le retard technologique Naturellement, les effectifs à l'école, au lycée et à l'université étaient pratiquement 10 fois plus importants pour les pieds-noirs. C'est la colonisation qui a fait des Algériens une société clochardisée, pour reprendre l'expression de Germaine Tillon. Qui sait s'ils n'auraient pas évolué différemment s'ils n'avaient pas été tenus soigneusement en marge du progrès et de la connaissance ? Quand on pense qu'en 132 ans, la colonisation a formé en Algérie moins d'un millier de personnes, aucune pratiquement dans les sciences et la technologie. En prime, le 5 juin 1962, l'OAS consubstantielle du pouvoir colonial termine son horrible besogne en brûlant la bibliothèque d'Alger, clôturant ainsi le cycle de crimes contre l'éducation qu'il avait commencé 132 ans plus tôt. Le legs est 200.000 volumes qui sont partis en fumée. En pleine guerre de Libération, le président Ferhat Abbas a déclaré, lors d'une réunion avec les cadres formés, alors que la guerre d'épouvante battait son plein, « nous avons formé en cinq ans plus que le système éducatif colonial en 132 ans en cadres techniques et scientifiques ». Imaginons que nous avions été exposés aux mêmes conditions que les enfants pieds-noirs, il est hors de doute que nous n'aurions pas raté la première révolution industrielle. Elle avait les mêmes chances que les pays ayant évolué plus positivement. Le compagnonnage et la reconstruction de la France À leur corps défendant les Algériens furent « utilisés » pour les travaux physiques. De propriétaires qu'ils étaient beaucoup d'Algériens devinrent khammes sur leurs propre terres spoliées et offertes à des colons français mais aussi espagnols, maltais italiens. Sans rentrer dans le détail de tout ce qu'a fait l'Algérie pour la France durant un compagnonnage de 132 ans, nous en avons rendu compte dans plusieurs de nos écrits, il nous plaît de nous ressouvenir que la France fut accompagnée dans toutes les querelles qu'elle a faites au monde par les Algériens qui payèrent le prix du sang, en vain. Au total, 6 millions d'Algériens sont passés de vie à trépas, victimes de l'œuvre d'épouvante, de l'évangélisation forcée, du cardinal Lavigerie, des famines organisées et, par-dessus tout, de la torture tout au long de ces cent trente-deux ans témoignent de cette colonisation sanguinaire. Non content de prendre les matières premières, le pouvoir colonial s'empare de la force vive pour guerroyer de par le monde et offrir de la chair à canon algérienne. Mieux encore, en période de paix, ce sont les tirailleurs béton qui ont participé à la reconstruction de la France, la construction des autoroutes, des bâtiments, des usines. Les épaves des chibanis sont en train de finir leurs jours dans les foyers Sonacotra. La reconnaissance des Algériens pour les « justes » Pourtant, nous n'avons pas de mémoire sélective, nous reconnaissons les justes. Le peuple algérien, de par sa culture, son identité et son espérance religieuse, n'est pas ingrat, il n'oublie pas les « justes », toutes celles et ceux qui l'ont accompagné pendant ces 132 ans d'épreuve. Dans ce cadre, si l'éducation ne fut permise aux Algériens qu'à dose homéopathique – nous fûmes des voleurs de feu, pour reprendre l'élégante formule de Jean El Mouhouv Amrouche -, nous ne pouvions pas être reconnaissants à nos maîtres, ces hussards de la République qui prirent beaucoup de risques pour venir devant nous et nous éduquer. Je veux associer dans le même hommage le dévouement de beaucoup de médecins qui comprirent leur mission en soignant la détresse des Algériennes et des Algériens. Je veux associer dans la même reconnaissance les Français volontaires du service national en Algérie, ces enseignants qui vinrent participer à aider à mettre en place les premiers rentrées scolaires. En vain, la tâche était immense, les Algériens se ruèrent vers l'éducation ayant été marginalisés pendant toute la colonisation. Comment dégager l'avenir de l'obsession du passé ? Les Algériens n'ont pas de haine, ils demandent justice. Pour avancer, les choses doivent être dites et une grande partie du contentieux est le mythe de certains qui se croient appartenir à la race des élus. Ce qui l'est moins, c'est ce qu'il faut faire une fois le devoir d'inventaire mis en place. Est-ce une énième commission qui va passer à la trappe ? Il est incompréhensible que la France, qui s'est excusée au nom de l'Etat français pour les juifs étrangers déportés à partir du Vélodrome d'hiver en 1942, ne puisse pas reconnaître sa faute s'agissant du drame algérien. À juste titre, Jean Daniel, le grand journaliste fondateur du Nouvel Observateur, écrivain natif de Blida, écrit : « Ce que l'occupation allemande a fait comme dégâts en quatre ans dans l'esprit français nous permet d'imaginer ce qui s'est passé en 132 ans de colonisation en Algérie ». Je ne pense pas que ce dossier peut être ficelé dans des délais brefs. En fait, cela devrait être un long apprentissage du travail ensemble dans le calme et la sérénité, en essayant au fur et à mesure d'avancer à pas mesurés. Quel meilleur espace qu'un institut de la mémoire, véritable banque de données des archives écrites, sonores et même, pourquoi pas, inaugurant les premières actions de restitution d'un patrimoine matériel multidimensionnel qui appartient à l'Algérie ! Sachant qu'en définitive, il s'agit de rendre justice à un peuple qui a connu toutes les vilenies pendant 132 ans. Je ne pense pas qu'il est dans la mentalité algérienne de faire rendre gorge ad vitam aeternam à la France pour sa faute. Les Algériens demandent qu'on leur rende justice, mais il est de la plus haute importance que la reconnaissance soit traduite en actions qui permettent de racheter cette faute dans l'égale dignité des deux peuples. L'émigration choisie versus mobilité choisie conjointe Le nouveau concept de mobilité choisie proposé par le président Macron a le mérite d'être aussi limpide que l'émigration choisie du président Sarkozy. Les visas seront octroyés à ceux qui ont une valeur ajoutée et qui, indirectement, apportent un plus au rayonnement de la France, les étudiants, les diplômés, les enseignants, les artistes. En clair, c'est le body shopping, véritable pompe à diplômés utiles. Il y a là un problème moral que nous devons examiner. Forts de la dette originelle et de ce siphonnage annuel, si on veut régler cette anomalie, des solutions existent. L'Algérie a besoin d'être accompagnée dans certaines disciplines scientifiques. On peut penser, à titre d'exemple, à la mise en place d'un institut de la transition énergétique qui nous permettra de former vite et bien les milliers de cadres dans le domaine du renouvelable, notamment dans la réussite de la révolution électrique verte avec l'hydrogène qui pourrait remplacer le gaz naturel à partir des années 30. C'est à la fois un carburant, un combustible et la matière de base de la pétrochimie verte. On peut penser au domaine nucléaire en termes de formation. À partir du moment où la confiance régnera sans arrière-pensée, nous pourrons pleinement développer des filières communes, des projets communs avec notamment un phénomène de diaspora noria, comme le font nombre de pays. Dans un cadre organisé, des chercheurs algériens installés en France, des Franco-Algériens pourraient être les passerelles à la fois pour la formation, mais aussi pour la création de richesses. Nous aurons alors à faire appel à toutes les compétences passerelles une fois que les passions seront apaisées, et il n'est pas interdit de penser à des hommes et femmes passerelles au sein des Français d'ascendance algérienne. Les lignes commencent à bouger dans la bonne direction Dans ce cadre, un texte écrit par un descendant de harki Amar Assas a retenu mon attention en ce sens que, pour la première fois, un fils de harki parle de la colonisation en termes vifs objectifs. Nous lisons : « Je suis né quelques mois avant la signature de ces fameux Accords d'Evian (18 mars 1962), qui ont marqué l'histoire des deux pays et mis fin à la terrible guerre d'Algérie. Une guerre qui est la conséquence de décennies d'injustices, d'inégalités et d'absence de droits pour les « indigènes » relégués au statut de citoyens de seconde zone. Une guerre qui n'a pas été reconnue comme telle, mais présentée comme la répression de hors-la-loi. Une guerre qui a fait des centaines de milliers de victimes, d'abord parmi les indépendantistes et les civils algériens qui les soutenaient, mais aussi parmi les militaires français – dont beaucoup étaient des appelés – et parmi les Algériens enrôlés comme harkis par l'armée française, que leur histoire personnelle et familiale avait souvent mis dans une situation insoluble. Une guerre en partie fratricide, achevée notamment par des massacres de harkis ». « Dans les deux pays, reconnaître la totalité du passé colonial implique de regarder ces réalités en face. N'oublions pas que la conquête militaire engagée par le général Bugeaud au XIXe siècle a montré la permanence de la stratégie militaire de l'armée française consistant à enrôler des autochtones en qualité de supplétifs. La conquête de l'Algérie a causé la spoliation de plus de 2 millions d'hectares aux « indigènes musulmans », provoquant famine, maladies et destruction de tout un système social et, au final, la disparition d'une partie importante de la population autochtone. C'est ce colonialisme – qui est bien à la base de toutes ces injustices dont furent victimes nos ancêtres – qu'a combattu Gisèle Halimi, et ce serait important pour la France de lui rendre hommage ». Nous devons connaître nos intérêts. La situation du XXe siècle l'exige. Il y a moyen d'aller plus en avant. Une diaspora et des Franco-Algériens qui ont en commun leur attachement à l'Algérie, le nombre de résidents d'origine algérienne, qu'ils soient algériens, franco-algériens et même enfants de harkis, évalué à 5 millions de personnes, est un réservoir de compétences qui ont en commun le souci de faire réussir leur pays d'origine. De plus, beaucoup de Français nés algériens, en pleine questionnement identitaire, seraient séduits par cette vision apaisée qu'apporterait l'Algérie, qui jouera le rôle d'une force de rappel que l'on peut solliciter. Il s'agit de leur identité originelle et de leur besoin d'âme. Ce vivier recèle d'importantes potentialités intellectuelles, économiques et financières. La mise en ordre en dissipant, dans le cadre du parler vrai, toutes les fausses interprétations et les rectificatifs que proposerait cette commission mémoire et vérité. Le but est de construire avant tout un lien solide permanent qui puisse, le temps aidant, se transformer graduellement en un lobby de l'amitié algéro-française dans l'égale dignité des deux peuples. Conclusion La relation algéro-française est des plus singulières. On ne construit pas l'avenir sur du mépris et des malentendus. Ce n'est qu'après avoir levé la question mémorielle que la France et l'Allemagne ont pu se réconcilier. Mutatis mutandis. Il nous sera possible de nous élever à une appréhension commune et avancer résolument pour garantir l'avenir, car aujourd'hui, le monde subit une profonde reconfiguration géostratégique avec les derniers événements couplés au réchauffement climatique. Rien ne sera plus jamais comme avant. Il s'agit de préparer – ensemble – l'avenir par le respect mutuel afin de contribuer – ensemble – à la stabilité régionale et au co-développement entre la France et l'Algérie, deux acteurs stratégiques du pourtour méditerranéen. L'investissement dans le savoir, le développement de projets industriels communs sont les briques de cette réconciliation. L'Algérie est connu pour avoir tout le temps contribuer à la stabilisation de son voisinage immédiat, sa profondeur africaine, sa jeunesse et ses atouts économiques sont autant d'atouts. (Suite et fin)