Mon attention fut sollicitée par la présence de ce type qui sem-blait, visage mis à part, sortir d'une gravure de mode. Il portait un costume beige en tissu léger, des chaussures en daim champagne, une chemise blanche et cravata saumon. Entre une commande et une autre, son portable n'arrêtait pas de sonner. - «Cela vous fera combien ?».Il tire de la poche arrière de son pantalon une liasse de billets de banque (de nos jours, le fric avait tellement de valeur qu'on l'engouffrait à l'intérieur du veston près du coeur, et non proche du fessier...).- «Neuf mille dinars monsieur». «Koul, khouya koul» disait en off une voix.Il tend au commerçant neuf de ces billets neufs, qui comportent l'effigie d'un buffle, mammifère ruminant, l'insulte. Le boucher, sourire bien affiché aux lèvres, lui lança mielleusement à la parisienne, le «maiiiirci meussieur». Neuf mille dinars de viandes et dérivés... Mes deux cent cinquante grammes de «kefta» avaient honte dans leur «haïk» en papier, au moment où bleus de peur, les billets que je tendais au commerçant frémissaient entre mes doigts. A l'extérieur de la boucherie, la voix disait «koul, khouya, koul».- «Quelques os pour les chiens», ponctua le jeune premier avant de sortir. -Kelbek ! insistait la « off-voix »- «Rani klite», répondit une autre voix off. Mais d'où leur vient tout ce fric, à ces gens qui vivent si mouloukement ? Ils sont jeunes, ils n'ont pas eu, théoriquement, le temps de travailler pour gagner autant. Ils roulent pourtant les mécaniques dans des carrosseries sorties des derniers salons de l'automobile.- «Est-ce que je peux avoir quelques abats de poulet pour le chat... s'il vous plaît ?...» Le boucher du regard lui envoya un Scud... Hé oui, à chacun sa ménagerie...- Koul, disait toujours la voix off... tlata oudamma ! C'étaient deux retraités occupés à jouer aux dames, depuis que leur pension ne leur permet plus de jouer à l'homme.